par Robert Berrouët-Oriol
L’annonce sur Facebook, hier, se lisait comme suit : ‘’La Ministre du Tourisme, Mme Stéphanie Balmir Villedrouin, a pris part ce mardi 18 décembre 2012 à l’inauguration du Duty Free Americas : « premier magasin aéroportuaire de standard international en Haïti ». Du coup la planète Facebok s’est agitée, a vocalisé, éructé, déclamé et battu la fanfare des compliments saupoudrés voire minaudant. À contre-courant, j’ai tenté de donner un autre son de cloche en disant, toujours sur Facebook, qu’ ‘’Il serait tellement élégant d’afficher l’appellation de ce lieu par sa traduction en français, l’une des deux langues officielles du pays : BOUTIQUE HORS-TAXES. Sa traduction en créole devrait également être affichée de manière égale. Viendraient ensuite des traductions dans des langues amies : l’espagnol, l’anglais… Stéphanie Balmir Villedrouin, je te signale que l’aliénation linguistique n’est pas une maladie incurable !’’
Ma petite note n’a pas plu à certains laudateurs de la ministre et l’un d’eux a même eu l’amabilité de me traiter d’ ‘’idiot’’. L’un des intervenants a cependant compris le fond de ma pensée et je l’ai remercié pour son commentaire ouvert, éclairant, et qui souligne l’obligation de débattre publiquement avec courtoisie et respect de l’autre.
Cela étant, je dois attirer l’attention sur l’idée à mon sens erronée selon laquelle une firme multinationale qui s’établit en Haïti n’aurait pas d’obligations linguistiques auxquelles l’État haïtien devrait veiller. American Airlines, Best Western, Air Canada, L’Étoile de Jérusalem, les Discothèques de Vladimir Poutine s’implantent en Haïti. Bonne nouvelle. Mais ces firmes ont l’obligation de servir leurs clients haïtiens dans les deux langues officielles du pays; elles ont intérêt également, par courtoisie et par vocation commerciale, à s’adresser à leurs clients non haïtiens dans d’autres langues amies en fonction du contexte de communication (espagnol, vietnamien, russe, lingala, anglais, etc.).
Dans le cas de Duty Free Americas, l’on pourrait me rétorquer qu’il s’agit d’un nom de marque, d’une marque de commerce (MC, TM), d’une raison sociale ou dénomination commerciale, d’une entreprise privée dont la charte exige l’emploi de l’appellation d’origine au titre d’une identité commerciale, d’une valeur ajoutée ou d’un sésame publicitaire. Cette intéressante objection mérite d’être bien comprise car elle recoupe les règles d’écriture en rédaction administrative, notamment en français, et ces règles d’écriture sont systématiquement codifiées. Elles posent qu’une raison sociale ou dénomination commerciale est, la plupart du temps, formée d’un générique qui généralement sert à identifier une entreprise; le générique est suivi d’un spécifique qui permet de distinguer l’entreprise en question d’une autre. Exemples : le Cabinet-conseil Stéphen Delmas; les Chantiers maritimes des Arcadins. En rédaction administrative, commerciale et publicitaire, il aurait été tellement cohérent et clair d’élaborer l’appellation BOUTIQUE HORS-TAXES DUTY FREE AMERICAS, permettant ainsi aux clients francophones d’un aéroport haïtien de savoir qu’il s’agit d’une boutique (le générique) dans laquelle l’on achète des produits sans payer de taxes et que cette boutique est d’une marque commerciale réputée,Duty Free Americas, (le spécifique). Le client bilingue anglais-français serait du reste bien servi car il comprendrait immédiatement le spécifique Duty Free Americas, comme du reste il comprendrait bien la dénomination commerciale Boutique hors-taxe La Jacmélienne. Sur le même modèle, le client pourrait aussi faire des emplettes supplémentaires à la Boutique hors-taxes La Citadelle située au Cap-Haïtien.
En outre, la traduction créole BOUTIK SAN TAKS proposée par l’un des internautes mérite toute notre attention car l’État haïtien a l’obligation constitutionnelle d’afficher toute communication publique dans les deux langues officielle du pays. Sur le modèle précédent, on aurait alors BOUTIK SAN TAKS DUTY FREE AMERICAS : le générique, l’englobant est donc Boutik san taks, et cette dénomination conserve le spécifique Duty Free Americas qui est l’appellation commerciale ou la raison sociale de l’entreprise. À partir du même modèle, l’appellation Boutik san taks La Citadelle serait conforme aux règles d’écriture en rédaction publicitaire et commerciale créole ou bilingue. Cette manière de procéder en rédaction administrative et commerciale créole –activité qui doit impérativement être développée avec compétence–, présente l’avantage de renseigner le client unilingue créolophone ainsi que l’anglophone sur la nature du commerce en question. Elle respecte les règles d’écriture et permet de voir qu’il est possible, en rédaction commerciale et publicitaire, de mettre nos deux langues officielles sur un pied d’égalité. Avec cet exemple, j’illustre également le fait que l’aliénation linguistique n’est pas une peste incurable et que, déjà, de simples mesures de bon sens et de respect de la langue créole peuvent être prises sans tapage par les décideurs.
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Par ailleurs, il est illusoire et mystifiant de répéter à l’envi et de vouloir faire croire que l’anglais, même parlé par environ 5 – 10 % de locuteurs, est la première langue des affaires dans une Haïti qui comprend plus de 10 millions d’unilingues créolophones. L’anglais de la American Airlines et de la Best Western serait donc une langue majeure des affaires (lang ‘’gwo biznis’’) parmi les 10 millions de créolophones et pas le créole (lang ‘’ti biznis’’) du modeste cordonnier de la rue des Miracles ? Faudrait-il poser que la présence de l’anglais dans le tissu social haïtien devrait encore et toujours enfanter le mépris et de la langue et de la majorité des sujets parlants créolophones ? Les 10 millions de locuteurs natifs créolophones sont présents dans toutes sortes d’activités économiques, et il est raisonnable de penser qu’ils effectuent leurs quotidiennes transactions commerciales dans leur langue maternelle : LE CRÉOLE EST DONC LA PREMIÈRE LANGUE DES AFFAIRES EN HAÏTI. Dans l’optique du respect du droit à la langue et des droits linguistiques[1] des locuteurs créolophones, il est tout à fait indiqué et il est temps que l’affichage commercial et publicitaire de l’Administration publique et des firmes privées, nationales et internationales, s’adresse à eux dans leur langue maternelle et usuelle, le créole.
Pour résumer et en toute rigueur, la ministre du Tourisme aurait pu inaugurer un espace commercialprioritairement dénommé : BOUTIK SAN TAKS DUTY FREE AMERICAS – BOUTIQUE HORS-TAXESDUTY FREE AMERICAS.
Les entreprises privées qui prennent racine en Haïti ne sauraient échapper aux obligations et prérogatives linguistiques de l’État haïtien : par exemple, elles ne devraient pas être autorisées à communiquer avec l’État haïtien en hébreu, en vietnamien, en hindi ou en croate. Les documents officiels de ces entreprises privées devraient obligatoirement être accompagnés de traductions certifiées dans les deux langues officielles d’Haïti. D’ailleurs cela contribuerait au développement du marché de la traduction au pays, ce qui donnerait du travail à nombre de nos jeunes diplômés condamnés au chômage.
L’efficacité et la rentabilité de la communication publicitaire –notamment par voie d’affichage public et à l’aide d’enseignes–, sont au départ affaire de vision. Cette vision a cependant rendez-vous avec le législateur et le cadre légal d’épanouissement de toutes les activités commerciales. L’Administration publique haïtienne ainsi que les entreprises privées, nationales et internationales, sont donc concernées et ont des obligations linguistiques qui devront être consignées dans la future et première loi d’aménagement de nos deux langues officielles –et cette loi comprendra une section spécifique sur l’affichage public en créole et en français. L’État doit être interpellé là-dessus.
Robert Berrouët-Oriol,Linguiste-terminologue
[1] Sur les notions de droit à la langue et de droits linguistiques voir Joseph-G. Turi (1990). « Le droit linguistique et les droits linguistiques ». Dans Les Cahiers de droit. Vol. 31 No 2 : Les Presses de l’Université Laval, Québec. Voir aussi Robert Berrouët-Oriol et al (2011). « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions ». Montréal : Éditions du Cidihca; Port-au-Prince : Éditions de l’Université d’État d’Haïti.