« Ô mon pays natal aimé des doux ombrages !(…) Mon âme est une fleur éclose en tes forêts ;/C’est leur grave beauté qui m’a créé poète… » (E. Vilaire, Années Tendres).
Jérémie, encensée dans ces vers, peut en effet s’enorgueillir d’avoir donné naissance, un 7 avril 1872, à celui que d’aucuns qualifient comme le premier vrai et grand poète de la littérature haïtienne, Etzer Vilaire. C’est pour marquer le 140e anniversaire de naissance de ce barde que le Centre culturel Jean Brière, sous la direction de Guy Marie Louis, aidé du Collège Etzer Vilaire et d’autres personnalités, initia dans la cité vilairienne une série d’activités qui présentèrent l’auteur de « Pages d’Amour » comme un modèle aux jeunes générations qui, refusant de se soumettre au pouvoir de la lecture, se laissent envoûter par la technologie.
Adhérant à la réflexion du président Roosevelt, « les livres sont la lumière qui guident le monde », le coordonnateur du Centre Jean Brière s’est d’abord retrouvé, le 3 avril 2012, à une école de formation des maîtres, pour un don de livres à ladite institution. En espérant que les futurs instituteurs y trouveront matière pour alimenter leurs connaissances et guider leurs réflexions. Puis, les mercredi et jeudi, 4 et 5 avril, avant la soirée artistique du 7 avril réalisée avec les élèves du Collège Etzer Vilaire et autres talents de la ville (représentation scénique partielle des Dix Hommes noirs, déclamations, voix, guitares sèches et tambour), c’est au Foyer culturel que se retrouva le public pour suivre, portant toutes deux sur Etzer Vilaire, deux conférences dont l’une fut animée par le prolifique professeur Christophe Charles.
En effet, il est l’un des penseurs à avoir écrit le plus de pages sur le barde jérémien, qu’il présente, non comme un évadé, mais comme un patriote révolté à proposer comme modèle à cette génération en quête de repères. Alors que de son côté, le poète Claude Pierre, dans ses propos à la Bibliothèque Sténio Vincent, dans la matinée du 7 avril, a présenté Vilaire comme un avant-gardiste de la poésie haïtienne moderne.
Vilaire, au-delà des limites physiques et des bassesses morales
Etzer Vilaire, animé d’un grand rêve et doué d’une volonté remarquable, parvint à vaincre les limites que lui imposait un corps chétif, débile. Il devait aussi se démarquer de son milieu, « ce peuple d’épiciers sans foi ni loi », comme le dira un de ses « Dix Hommes noirs ».Vilaire fut encouragé à la pratique des vertus civiques et sociales par l’éducation chrétienne reçue de ses parents. Il fit une bonne partie de ses études sous la direction de son père, son guide dans la vie. Études que le jeune Vilaire dut interrompre à plusieurs reprises en raison de son mauvais état de santé. À tel point qu’il ne put bénéficier d’une bourse d’études à Paris, que lui avait accordée le président Hyppolite en 1888.
Finalement, c’est au Petit Séminaire Collège Saint-Martial que Vilaire, reçu en quatrième, se résigna à passer deux ans. De retour dans sa ville natale en 1891, il enseigna au Lycée des Jeunes Filles, étudia le droit, écrivit des vers. Il reçut sa commission d’avocat en 1894, pour être nommé dix ans plus tard commissaire du gouvernement et, en 1905, directeur du Lycée Nord-Alexis de Jérémie.
Pour s’être opposé à l’exécution de Bartholi Price qu’il conduisit au consulat, cela mit Vilaire en face du commandant militaire. Il dut se démettre de ses fonctions. Mais il avait l’appui de la population dont il incarnait les aspirations nationalistes face à l’occupant américain. En effet, Vilaire fut plébiscité le premier député de Jérémie en 1930.
Pour couronner ce parcours d’un homme d’une personnalité exemplaire, il sera nommé juge à la Cour de cassation. Vilaire était vice-président de cette haute juridiction quand il mourut en 1951, à l’âge de 78 ans.
Vilaire, poète patriote et moderne
Là où les critiques ont vu en Vilaire un évadé, le professeur Christophe Charles, lui, en raison des choix littéraires et sociopolitiques à la fois du poète et de l’homme, y voit au contraire « un patriote révolté ». Alors que de son côté, le conférencier C. Pierre estime avoir retrouvé en Vilaire un précurseur de la modernité précédant la nouvelle vague de 1927.En effet, pour avoir caressé toute sa vie « le rêve de l’avènement d’une élite haïtienne dans l’histoire littéraire de la France, la production d’œuvres fortes qui puissent s’imposer à l’attention de notre métropole intellectuelle [la France] », Vilaire fut perçu par maints critiques comme un évadé, et même un antipatriote. En fait, c’est pour avoir refusé de s’engager dans les sentiers battus. En d’autres termes, pour n’avoir pas voulu suivre les traces de ses prédécesseurs, comme Oswald Durand, dont il reconnaît toutefois la valeur.
En somme, pour avoir refusé de produire une littérature populaire haïtienne qui ne parle que de wanga-négresse, de palmiste, bref, de cette couleur locale élémentaire et simpliste.Le barde jérémien suggère plutôt à sa génération d’adopter comme lui l’éclectisme. Une doctrine artistique qui recommande « de chercher la richesse de son inspiration partout où elle peut se trouver », dira le poète et conférencier C. Pierre, afin de produire une œuvre originale, nouvelle. Pour traduire cette conception le poète de « Pages d’Amour » avait confessé : « Je suis comme l’abeille, et comme tel je dois butiner toutes les fleurs pour produire mon miel. »Et c’est ce miel exquis, cette œuvre d’excellente facture que les chambres législatives haïtiennes ont récompensé.
Par ailleurs, ses « Dix Hommes noirs », perçu comme « le cri de conscience d’une génération », conforte les propos du barde grand-anselais pour faire taire ses détracteurs : « C’est une ambition éminemment patriotique qui a dirigé tous mes efforts, inspiré la plupart de mes œuvres et dignifié ma vie », s’était défendu Vilaire.Et l’Académie Française qui, en 1912, a couronné les « Nouveaux Poèmes » du poète haïtien, y a senti le souffle de la grande poésie. C’est que cette illustre institution a voulu honorer à travers Etzer Vilaire un grand et authentique poète de l’envergure des sublimes chantres de la littérature universelle. Pour atteindre cet universalisme, « bien que l’homme soit esclave de son époque, Vilaire a dû la défier et faire en sorte que sa poésie soit l’apprentissage de l’humanisme par la liberté », selon les termes de C. Pierre. Et c’est là qu’il situe la modernité du poète jérémien dont la qualité et la profondeur de l’œuvre empêchent de l’enfermer dans les limites des frontières haïtiennes.En effet, pour avoir « parlé et écrit pour ceux que tourmentent le drame de la vie, les problèmes de la destinée et de l’âme », Etzer Vilaire, le premier poète haïtien philosophe, appartient, comme Lamartine, Victor Hugo, Dante, Cervantès et autres, au patrimoine littéraire universel et demeure en tant qu’homme un modèle de rectitude morale à suivre.
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