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Clairin dans des bouteilles en gallons, prêt pour la vente dans un marché
Début 2011, une douzaine de personnes avaient trouvé la mort après avoir absorbé du clairin à base de méthanol dans la zone de Fond-Baptiste, au nord de Port-au-Prince, alors que plus d’une vingtaine sont devenues aveugles ou paralysées.
Ayiti Kale Je – Une investigation du consortium Ayiti Kale Je (AKJ) a découvert qu’aucune enquête de l’Etat n’est en cours pour indentifier les coupables dans cette tragédie. Aussi la production et la vente de clairin continuent-elles sans aucune réglementation. Cette tragédie pourrait se répéter à tout moment, à une échelle encore plus grande. Manque de volonté ? Pression politique ? Incapacité et incompétence ? Les résultats restent les mêmes.
La veuve Hilaire n’a pas caché son émotion en évoquant les trois membres de sa famille qui ont trouvé la mort. Les larmes aux yeux, elle a tenu à reconstituer ce pénible moment qui a plongé son foyer dans une situation extrêmement difficile. « J’allais me rendre au marché ‘Maison de Pierre’, quand j’ai vu que mon mari ne s’était pas réveillé. Lorsqu’il a ouvert les yeux, il m’a demandé de l’emmener à l’hôpital parce qu’il ne voyait plus rien et ne pouvait plus se tenir debout : il sentait ses membres comme en lambeaux », a expliqué Mme Hilaire.
Un an après cette tragédie, qui a plongé une trentaine de familles de Fond-Baptiste dans la tourmente, ce sont surtout les femmes qui subissent les séquelles de ce drame. Plusieurs d’entre elles ont entre trois et cinq enfants, ce qui implique qu’un bon nombre de ces orphelins de père n’ont plus la possibilité de poursuivre leurs études. C’est pourquoi elles ont réclamé une intervention d’urgence des responsables de l’Etat, afin d’obtenir justice pour leurs proches disparus ou handicapés.
Comme elle connaît la personne qui a vendu aux membres de sa famille ce breuvage mortel, Mme Hilaire dit vouloir se faire justice si les autorités judiciaires n’interviennent pas dans cette situation : « Si j’avais à mes côtés quelqu’un ayant la même opinion que moi à ce sujet, je me ferais justice. Mais je n’ai personne pour le moment. »
D’après les enquêtes d’Ayiti Kale Je (AKJ), le marché Williamson ( dans les limites de la zone de Cabaret) pourrait être à l’origine de la « mort liquide ». Les journalistes d’AKJ ont pu observer qu’il y a effectivement un manque de contrôle évident sur la vente de clairin. Les vendeurs d’alcool, grossistes et détaillants, n’identifient pas leurs produits destinés à la consommation par un étiquetage. Il n’y a aucun signe d’un quelconque agent de contrôle gouvernemental.
Certaines marchandes ont l’habitude d’ajouter des morceaux d’écorce pour guérir des maladies présumées ou des douleurs internes (comme les douleurs menstruelles ou l’impuissance sexuelle). Le plus souvent, les commerçants transportent leurs marchandises dans des tonneaux de plastique de 50 gallons, qu’ils transfèrent dans des bouteilles de Coca-Cola ou autre, pour la vendre aux détaillants ou aux consommateurs.
D’après Yolette Elien, une ancienne marchande de clairin, il existe plusieurs variétés de clairin en vente sur le marché, sans aucun contrôle, notamment le « Sonson Pierre Gilles » de Cabaret et le « Petit bois d’homme » de Saint-Michel de l’Attalaye. « Les marchands font ce qu’ils veulent », d’après Mme Elien, qui a décidé de changer de commerce à cause des menaces provenant des parents des victimes du clairin méthanolisé. Aujourd’hui, elle vend des livres et des fournitures scolaires.
« Généralement, le clairin, comme celui de ‘ Sonson Pierre Gilles ‘ et de ‘ Petit bois d’homme, est mélangé à de l’eau bouillie, en raison de sa forte teneur en alcool. Pour ces vendeurs, le secret de la vente réside dans le mélange », rapporte Mme Elien. « Aucun responsable de l’Etat ne s’est jamais présenté pour voir de quelle manière les commerçants écoulent leur stock sur le marché. Chacun est tout simplement à la recherche de son profit », a-t-elle ajouté.
Le clairin « Sonson Pierre Gilles » figure parmi ceux qui se vendent le plus cher sur le marché local. Plus un vendeur peut faire un dérivé, plus il peut faire de profit. Ainsi, en le diluant avec de l’eau, ou un autre produit, on augmente le gain.
Mélange mortel
La tragédie du clairin méthanolisé n'est pas la première occasion où les importateurs et les grossistes ont vendu un produit frelaté pour faire plus d'argent. Dans les années 1990, quand le gouvernement a diminué les tarifs sur le sucre et les autres importations, certains gros importateurs et commerçants y ont vu une opportunité. Ils ont commencé à importer de l'éthanol étranger pour le vendre comme clairin, à un prix moindre, la moitié de celui de cette boisson produite localement. [Voir « Faux clairin »]
Cette fois, les importateurs et distributeurs ont utilisé un alcool plus toxique : le méthanol. « Le problème ne s'est pas posé dans les zones urbaines », explique le Dr Ancio Dorcélus, qui a traité de nombreuses victimes. « Ce sont dans les endroits éloignés de la capitale que ce genre de choses se produit, pour la simple raison que la population urbaine ne va pas consommer du faux clairin, mais va préférer un alcool plus coûteux. En revanche, les villageois qui descendent de la montagne choisissent le clairin le moins cher. » « Le méthanol n'a pas sa place en Haïti. Ce produit est si toxique que le simple fait de l'inhaler suffit pour causer la mort », ajoute le médecin, qui travaille aujourd'hui pour l'OMS/OPS (Organisation mondiale de la santé/Organisation panaméricaine de la santé). « L'odeur seule suffit pour vous rendre aveugle, en s'attaquant à tous vos nerfs optiques. Que ce soit par inhalation ou par contact cutané, ce produit est dangereux. » Dangereux... mais en vente libre en Haïti, bien que le nouveau ministre de la Santé publique et de la Population ne semble pas le savoir. S'adressant récemment aux journalistes, le Dr Florence D. Guillaume a déclaré que la vente du méthanol était strictement « interdite » sur le sol haïtien. « De toute façon, ces produits ne tombent pas du ciel, il faut donc contrôler les ports et les frontières afin de résoudre le problème », a-t-elle ajouté. Mais elle a tort. Le méthanol n'est pas interdit. « La vente de méthanol n'est absolument pas illégale. Le méthanol est utilisé quotidiennement. Il ne faut pas confondre méthanol et éthanol. Le méthanol est utilisé dans les procédés industriels et en ébénisterie », a déclaré Clermont Ijoassin, directeur du commerce extérieur au ministère du Commerce à AKJ dans une interview, en février 2012. « Le seul alcool qui soit soumis aux règlements d'importation est l'éthanol ou ' alcool éthylique '. Notre ministère ne réglemente pas du tout le méthanol », a-t-il ajouté.
Soit le Dr Guillaume a été mal informé, soit elle ne s'est pas rappelé ses cours de chimie, soit elle a essayé de détourner l'enquête d'un journaliste. On l'ignore. Et malheureusement, ce n'est ni la première ni la dernière déclaration erronée ou sans fondement dont fait état ce dossier sur la mort liquide.