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Haiti : La mort liquide

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 Nouvelle investigation par Ayiti Kale Je : La Mort liquide (le ...

Clairin dans des bouteilles en gallons, prêt pour la vente dans un marché

Début 2011, une douzaine de personnes avaient trouvé la mort après avoir absorbé du clairin à base de méthanol dans la zone de Fond-Baptiste, au nord de Port-au-Prince, alors que plus d’une vingtaine sont devenues aveugles ou paralysées.

Ayiti Kale Je – Une investigation du consortium Ayiti Kale Je (AKJ) a découvert qu’aucune enquête de l’Etat n’est en cours pour indentifier les coupables dans cette tragédie. Aussi la production et la vente de clairin continuent-elles sans aucune réglementation. Cette tragédie pourrait se répéter à tout moment, à une échelle encore plus grande. Manque de volonté ? Pression politique ? Incapacité et incompétence ? Les résultats restent les mêmes.

« J’ai perdu mes entrailles. »
C’est en ces termes que Michaëlle Hilaire se souvient de la perte des siens. « J’ai emmené mon cousin à l’hôpital et tandis que j’attendais face à la barrière de l’hôpital, il est mort dans mes bras. Lorsque je suis revenue le mercredi, ils m’ont annoncé que mon frère était malade. J’ai éclaté en sanglots. Quand je suis revenue le lendemain, il était mort. Et puis, mon mari est mort… Mon cousin est mort, mon frère est mort, mon homme est mort. » Mère de six enfants, Michaëlle Hilaire fait partie de ces femmes de Fond-Baptiste- une zone montagneuse au nord de la capitale qui sont récemment devenues veuves ou dont le mari est devenu aveugle ou paralysé.
Pendant le mois de février 2011, une femme de Fond-Baptiste est morte soudainement après avoir ingurgité du « clairin », un alcool haïtien traditionnel tiré de la canne à sucre. Dans les jours suivants, au moins onze autres personnes ont perdu la vie et près d’une vingtaine d’autres sont devenues aveugles ou paralysées – la majorité sont des hommes – dans cette localité, ainsi que dans les zones de Lully et de Lafiteau.
Les autorités sanitaires nationales et internationales ont été alertées. Après des visites de terrain, elles ont produit des rapports sur un « faux clairin », dilué avec du méthanol, un alcool toxique généralement utilisé comme solvant. Selon un rapport des autorités sanitaires, daté du 18 février 2011, « les tests réalisés sur les prélèvements de sang des patients et sur deux échantillons de l’alcool incriminé ont confirmé que le méthanol était responsable de l’intoxication des habitants de Fond-Baptiste et des zones avoisinantes ».
Selon un autre rapport de l’époque, publié par le Centre national de toxicologie de Cuba, « l’alcool méthylique ou alcool de bois [est]… le plus simple des alcools. C’est un liquide sans couleur, volatile avec une odeur semblable à l’alcool éthylique. Il est utilisé comme antigel, comme solvant de gomme et dans la production de produits biologiques ». Dans une entrevue accordée à AKJ, le docteur Ancio Dorcélus affirme : « Il est plus doux et beaucoup plus sucré que l’éthanol ». Le docteur Dorcélus a vu le résultat tragique de cette douceur : il a traité une trentaine de victimes empoisonnées (mais toujours vivantes) dans sa clinique à Arcahaie.
Un an déjà, mais c’est comme si c’était hier…
 


La veuve Hilaire n’a pas caché son émotion en évoquant les trois membres de sa famille qui ont trouvé la mort. Les larmes aux yeux, elle a tenu à reconstituer ce pénible moment qui a plongé son foyer dans une situation extrêmement difficile. « J’allais me rendre au marché ‘Maison de Pierre’, quand j’ai vu que mon mari ne s’était pas réveillé. Lorsqu’il a ouvert les yeux, il m’a demandé de l’emmener à l’hôpital parce qu’il ne voyait plus rien et ne pouvait plus se tenir debout : il sentait ses membres comme en lambeaux », a expliqué Mme Hilaire.

Un an après cette tragédie, qui a plongé une trentaine de familles de Fond-Baptiste dans la tourmente, ce sont surtout les femmes qui subissent les séquelles de ce drame. Plusieurs d’entre elles ont entre trois et cinq enfants, ce qui implique qu’un bon nombre de ces orphelins de père n’ont plus la possibilité de poursuivre leurs études. C’est pourquoi elles ont réclamé une intervention d’urgence des responsables de l’Etat, afin d’obtenir justice pour leurs proches disparus ou handicapés.

Comme elle connaît la personne qui a vendu aux membres de sa famille ce breuvage mortel, Mme Hilaire dit vouloir se faire justice si les autorités judiciaires n’interviennent pas dans cette situation : « Si j’avais à mes côtés quelqu’un ayant la même opinion que moi à ce sujet, je me ferais justice. Mais je n’ai personne pour le moment. »

Le septuagénaire Orinvil Olipré ne peut pas l’aider. Aveugle et à demi-paralysé, il reste cloué à un lit de paille toute la journée, à proximité de sa petite maisonnette faite de bois, écoutant les bruits de tout ce qui bouge autour de lui. Ce vieillard, qui travaillait la terre et pratiquiat l’élevage des animaux, dépend maintenant de ses enfants depuis son intoxication. Malgré les dégâts causés par le clairin « méthanolisé », tout en tremblotant, il s’entête à boire. « Le clairin me permet de me réchauffer, parce qu’il fait excessivement froid », déclare-t-il.
Il serait difficile aux membres de la famille Louis d’aider Mme Hilaire, parce qu’ils ont aussi perdu deux hommes dans la même semaine. Tout d’abord, le frère de Veillé Louis est mort. Ensuite, pendant qu’il fabriquait le cercueil de son frère, M. Louis buvait du clairin pour se stimuler et se donner du courage. Il est mort avant d’avoir terminé le travail.
Perchée sur une montagne à plus de 1 500 mètres, la septième section communale d’ Arcahaie, la zone de Fond- Baptiste, est recouverte d’arbres fruitiers, ce qui permet à la population de vivre de l’élevage et de l’agriculture. A cause du froid qui sévit dans ces montagnes, il est très courant de voir les gens boire du clairin le matin ou pendant la journée. Dans la tragédie du clairin méthanolisé, certains ont bu de l’alcool sur leur lieu de travail, en émondant des arbres, et dans le voisinage, en discutant avec leurs amis. Rien d’étonnant, cette bourgade est dépourvue de services et d’infrastructures comme un hôpital ou un commissariat de police. Il n’y a aucun policier en poste dans la zone. Et, comme pour l’ensemble du pays, il n’y a aucun contrôle sur les produits de consommation.
La vente du clairin

D’après les enquêtes d’Ayiti Kale Je (AKJ), le marché Williamson ( dans les limites de la zone de Cabaret) pourrait être à l’origine de la « mort liquide ». Les journalistes d’AKJ ont pu observer qu’il y a effectivement un manque de contrôle évident sur la vente de clairin. Les vendeurs d’alcool, grossistes et détaillants, n’identifient pas leurs produits destinés à la consommation par un étiquetage. Il n’y a aucun signe d’un quelconque agent de contrôle gouvernemental.

Certaines marchandes ont l’habitude d’ajouter des morceaux d’écorce pour guérir des maladies présumées ou des douleurs internes (comme les douleurs menstruelles ou l’impuissance sexuelle). Le plus souvent, les commerçants transportent leurs marchandises dans des tonneaux de plastique de 50 gallons, qu’ils transfèrent dans des bouteilles de Coca-Cola ou autre, pour la vendre aux détaillants ou aux consommateurs.

D’après Yolette Elien, une ancienne marchande de clairin, il existe plusieurs variétés de clairin en vente sur le marché, sans aucun contrôle, notamment le « Sonson Pierre Gilles » de Cabaret et le « Petit bois d’homme » de Saint-Michel de l’Attalaye. « Les marchands font ce qu’ils veulent », d’après Mme Elien, qui a décidé de changer de commerce à cause des menaces provenant des parents des victimes du clairin méthanolisé. Aujourd’hui, elle vend des livres et des fournitures scolaires.

« Généralement, le clairin, comme celui de ‘ Sonson Pierre Gilles ‘ et de ‘ Petit bois d’homme, est mélangé à de l’eau bouillie, en raison de sa forte teneur en alcool. Pour ces vendeurs, le secret de la vente réside dans le mélange », rapporte Mme Elien. « Aucun responsable de l’Etat ne s’est jamais présenté pour voir de quelle manière les commerçants écoulent leur stock sur le marché. Chacun est tout simplement à la recherche de son profit », a-t-elle ajouté.

Le clairin « Sonson Pierre Gilles » figure parmi ceux qui se vendent le plus cher sur le marché local. Plus un vendeur peut faire un dérivé, plus il peut faire de profit. Ainsi, en le diluant avec de l’eau, ou un autre produit, on augmente le gain.

Mélange mortel

La tragédie du clairin méthanolisé n'est pas la première occasion où les importateurs et les grossistes ont vendu un produit frelaté pour faire plus d'argent. Dans les années 1990, quand le gouvernement a diminué les tarifs sur le sucre et les autres importations, certains gros importateurs et commerçants y ont vu une opportunité. Ils ont commencé à importer de l'éthanol étranger pour le vendre comme clairin, à un prix moindre, la moitié de celui de cette boisson produite localement. [Voir « Faux clairin »]
Cette fois, les importateurs et distributeurs ont utilisé un alcool plus toxique : le méthanol. « Le problème ne s'est pas posé dans les zones urbaines », explique le Dr Ancio Dorcélus, qui a traité de nombreuses victimes. « Ce sont dans les endroits éloignés de la capitale que ce genre de choses se produit, pour la simple raison que la population urbaine ne va pas consommer du faux clairin, mais va préférer un alcool plus coûteux. 

En revanche, les villageois qui descendent de la montagne choisissent le clairin le moins cher. » « Le méthanol n'a pas sa place en Haïti. Ce produit est si toxique que le simple fait de l'inhaler suffit pour causer la mort », ajoute le médecin, qui travaille aujourd'hui pour l'OMS/OPS (Organisation mondiale de la santé/Organisation panaméricaine de la santé). « L'odeur seule suffit pour vous rendre aveugle, en s'attaquant à tous vos nerfs optiques.

 Que ce soit par inhalation ou par contact cutané, ce produit est dangereux. » Dangereux... mais en vente libre en Haïti, bien que le nouveau ministre de la Santé publique et de la Population ne semble pas le savoir. S'adressant récemment aux journalistes, le Dr Florence D. Guillaume a déclaré que la vente du méthanol était strictement « interdite » sur le sol haïtien. « De toute façon, ces produits ne tombent pas du ciel, il faut donc contrôler les ports et les frontières afin de résoudre le problème », a-t-elle ajouté. 

Mais elle a tort. Le méthanol n'est pas interdit. « La vente de méthanol n'est absolument pas illégale. Le méthanol est utilisé quotidiennement. Il ne faut pas confondre méthanol et éthanol. Le méthanol est utilisé dans les procédés industriels et en ébénisterie », a déclaré Clermont Ijoassin, directeur du commerce extérieur au ministère du Commerce à AKJ dans une interview, en février 2012. « Le seul alcool qui soit soumis aux règlements d'importation est l'éthanol ou ' alcool éthylique '. Notre ministère ne réglemente pas du tout le méthanol », a-t-il ajouté. 
Soit le Dr Guillaume a été mal informé, soit elle ne s'est pas 

rappelé ses cours de chimie, soit elle a essayé de détourner

 l'enquête d'un journaliste. On l'ignore. Et malheureusement, ce 

n'est ni la première ni la dernière déclaration erronée ou sans 

fondement dont fait état ce dossier sur la mort liquide.


 

 


 
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