Le Monde- Deux cent cinquante euros : c’est le montant de l’amende qu’une Libanaise a été condamnée à
verser pour
avoir accusé à tort sa domestique de vol. La somme peut
sembler dérisoire. Mais le verdict, rapporté le 22 mars par une ONG basée à Beyrouth, est un pas positif, si petit soit-il. Car au
Liban les employeurs ont le plus souvent gain de cause sur les employées de maison, dont la présence s’est répandue. Et des cas d’abus ou de suicide, parmi les 200 000 domestiques venues d’
Ethiopie, du
Sri Lanka, des
Philippines ou du
Népal, sont régulièrement rapportés.
Cette condamnation n’a en rien apaisé l’onde de choc suscitée par l’affaire
Alem Dechasa-Desisa. Internée dans un hôpital psychiatrique, cette Ethiopienne de 33 ans, mariée et mère de deux enfants, s’est donné la mort en s’étranglant avec son drap de lit, le 14 mars. Trois mois après son arrivée à Beyrouth. Six jours plus tôt, ses souffrances étaient apparues aux spectateurs libanais dans une vidéo diffusée par une chaîne privée et largement reprise sur Internet. Plus de 450 000 personnes l’ont regardée sur YouTube.
Sur ces images,
filmées le 24 février, on voit Alem Dechasa-Desisa allongée au sol, un homme accroupi s’appuyant sur son corps. Il la tire violemment par le cou, le bras, les cheveux, sous le regard de passants immobiles. On entend les cris de la jeune femme, qui tente de résister.
« Laisse-la, laisse-la partir. En quoi ça t’offense ? », lance un badaud à l’homme.
« Ça heurte ma conscience », répond ce dernier, qui finit par
embarquer de force la jeune Ethiopienne dans une BMW, avec l’
aide d’un compère. La scène se déroule sous les fenêtres du consulat d’Ethiopie au
Liban.
L’homme est en fait le frère du patron d’une agence de recrutement d’employées de maison – des
sociétés aux méthodes souvent opaques. Il s’était rendu au consulat pour
demander que celui-ci rapatrie sa ressortissante à Addis-Abeba. Le consulat aurait refusé, selon un témoignage rapporté par l’organisation américaine de défense des droits de l’homme Human Rights Watch (HRW), et aurait conseillé d’
interner la jeune femme dans un hôpital psychiatrique. La
police, arrivée sur les lieux de l’agression, y emmènera Alem Dechasa-Desisa, après l’
avoir brièvement détenue.
Une
enquête a été ouverte. Mais pour l’heure l’agresseur, qui a été identifié par la plaque d’immatriculation filmée dans la vidéo, n’a pas été inquiété. Pas plus que son frère, qui avait recruté la jeune femme. L’Ethiopie interdit pourtant à ses ressortissants de
travailler au Liban, à la suite d’affaires de mauvais traitements.
Qu’espérait
trouver Alem Dechasa-Desisa au Liban ? Ce rêve, qu’elle a raconté à une assistante sociale du Centre d’aide aux migrants de Caritas Liban (CMCL) avant de se
suicider, le traduit bien. Elle y voit son fils aîné, âgé de 14 ans, lui
dire :
« Là où tu es, ton plat est rempli de nourriture. Là où je suis, mon plat est vide et je n’ai pas de Bic, pas de livre pour aller à l’école. » Son court séjour au Liban n’a pourtant rien eu d’heureux. Elle n’est pas payée lors de son premier mois de travail, puis est chassée par son employeur, arguant qu’elle
« sent mauvais ». Elle est jugée instable par l’agence de placement, qui décide de la
renvoyer en Ethiopie. Elle refuse. Fait une première tentative de suicide, avant l’épisode du 24 février.
Sa détresse, bien peu l’auront comprise. Alem Dechasa-Desisa ne parlait ni l’arabe ni l’anglais. A l’assistante sociale du CMCL, elle racontera en amharique qu’il lui est inconcevable de
rentrer à Addis-Abeba sans
avoir collecté l’argent qui lui permettra, outre de
prendre soin de ses enfants, d’
essuyer les dettes accumulées pour
venir au Liban.
Sa mort tout comme la scène violente filmée devant le consulat d’Ethiopie ont rouvert le débat sur l’attitude des Libanais envers leurs employées de maison.
« Honte aux Arabes !!! Honte aux Libanais !!! », écrit un lecteur sur le site de
Now Lebanon, un média Internet.
« Cette conduite criminelle doit cesser, trop d’employées de maison sont traitées comme des ESCLAVES », s’indigne une internaute. Le Liban est une
« société malade », juge un autre.
Mais cette indignation n’est pas partagée par tous les Libanais. Certains considèrent que les cas d’abus sont isolés et volontiers mis en avant par les
médias. Ils citent à l’inverse les nombreuses situations où les domestiques sont bien traitées et deviennent partie intégrante des familles qui les emploient. Certes, il n’y a pas que des femmes battues, exploitées sans être payées ou séquestrées par leurs employeurs – ce sont les principales plaintes enregistrées par les ambassades des travailleuses, selon
Human Rights Watch.
Mais une enquête réalisée en 2010 par l’association Kafa (« Assez ! ») Violence & Exploitation renvoie une image peu glorieuse : 88 % des employeurs interrogés affirment
confisquer le passeport de leur employée, 31 % l’
enfermer à la maison, et près de 80 % ne pas l’
autoriser à
sortir de la maison lors de son jour hebdomadaire de congé. Dépendant pour
rester au Liban de leur « sponsor », qui est leur employeur, les domestiques peuvent difficilement se
rebeller.
Le 23 mars, un collectif d’associations mobilisées pour les droits de ces employées, parmi lesquelles HRW et Kafa, a appelé les autorités libanaises à
« réformer des règles restrictives en matière d’octroi de visas » et à
« adopter une loi sur le travail domestique afin de faire cesser les sévices fréquemment infligés aux travailleuses domestiques migrantes au Liban ». Deux précédentes tentatives de réglementation, proposées par d’anciens ministres du travail, n’ont pas abouti.