«Le nerf de la guerre, c’est l’accès à l’internet, insiste le professeur au département des télécommunications de la New York University et auteur de deux ouvrages sur le pouvoir des réseaux sociaux. Regardez ce qui s’est passé en Thaïlande lorsque les chemises rouges ont voulu manifester. Ce mouvement d’opposition a construit son propre réseau Wi-Fi parallèle, car il se doutait bien que le régime en place allait essayer de couper la connexion à l’internet. Même chose à Benghazi, en Libye. Des citoyens ont littéralement transporté des fibres optiques provenant de l’ouest de l’Égypte afin de s’assurer qu’ils resteraient branchés. La connexion internet est l’enjeu des prochaines années et je vous assure qu’on verra des régimes répressifs jouer au chat et à la souris avec leur population sur cette question.»
Selon Clay Shirky, les derniers mois ont démontré qu’un peuple en mesure de documenter les événements qui se déroulent sur son territoire, et ce, indépendamment de l’État, peut faire pencher la balance du pouvoir en sa faveur. «Ce n’est pas un hasard si la Syrie visait précisément des journalistes, poursuit-il. L’accès à l’internet, et donc au reste du monde, est un enjeu crucial. Ce matin [le 12 avril], en Chine, il y a eu une panne de l’internet pendant une heure. Les États répressifs expérimentent de nouvelles formes de censure. Comme nous l’avons vu après les événements de la place Tahrir. Un État incapable d’empêcher son peuple d’aller sur l’internet n’est pas libre de le tuer. Or, un dictateur incapable de tuer son propre peuple a un problème.»
La bataille se jouera donc sur ce terrain, jour après jour, individu par individu. Car la survie des régimes répressifs, toujours selon Clay Shirky, repose sur leur capacité à isoler leur population du reste du monde.
Le professeur constate aussi que, toujours grâce aux réseaux sociaux, les mouvements populaires deviennent de plus en plus transnationaux. «Qu’il s’agisse d’Occupy Wall Street, des Indignados ou des étudiants québécois, un peu partout sur la planète, les groupes sociaux s’observent, se parlent, se copient. Et mon avis est que nous allons voir émerger une synchronisation des mouvements dans le monde entier.»
Dans cet univers où les frontières tombent les unes après les autres, les médias se sont adaptés, estime Clay Shirky. «La bataille qui faisait rage il y a encore cinq ans entre les vieux médias et les nouveaux médias n’existe plus, affirme-t-il. Elle est réglée. En 2009, CNN se moquait de Twitter, puis l’Iran a expulsé tous les journalistes et CNN a dû se tourner vers les réseaux sociaux pour savoir ce qui se passait dans le pays. Aujourd’hui, lorsqu’un grand événement se produit quelque part sur la planète, les grands médias sont devenus très bons pour s’abreuver à de multiples sources d’information.»
À ses étudiants en journalisme qui s’apprêtent à intégrer le marché du travail, Clay Shirky dépeint un nouveau monde qui n’existait même pas il y a cinq ans. «Il n’y a plus d’institutions médiatiques. Avant, on pouvait nommer CBS, le New York Times et une poignée d’autres. Aujourd’hui, YouTube s’apprête à lancer un canal consacré au journalisme d’enquête. Des artistes créent des oeuvres inspirées des nouvelles et de l’actualité. Est-ce du journalisme? Le débat ne m’intéresse même plus. Ce que je dis aux étudiants, c’est que l’effondrement du modèle d’affaires des médias traditionnels et les changements que cet effondrement a entraînés est à leur avantage, car, désormais, les rôles sont inversés. Avant, quand on entrait dans une entreprise médiatique dans la vingtaine, un «vieux» dans la cinquantaine venait nous apprendre les trucs du métier. Aujourd’hui, ce sont les vieux qui demandent aux jeunes comment faire avec Twitter, Facebook, etc. D’une certaine façon, ceux qui ne savent pas comment les choses se faisaient avant sont avantagés.»