Courrier International-En 1958, quand l’institut de sondage Gallup a demandé aux Américains s’ils approuvaient ou non le mariage entre Noirs et Blancs, la réponse a été on ne peut plus claire : 94 % des personnes interrogées ont répondu qu’elles y étaient opposées. Il a fallu plus de quarante ans pour qu’une majorité d’Américains juge acceptable le mariage entre personnes de couleurs différentes.
En revanche, l’attitude vis-à-vis des gays et des lesbiennes a radicalement changé en dix ans. Gallup a rapporté la semaine dernière qu’un peu plus de la moitié des Américains considère désormais qu’être gay est « moralement acceptable », que les relations homosexuelles « devraient être licites » ou que les couples gays ou lesbiens « devraient avoir le droit de se marier ». En 1996, quand Gallup a sondé pour la première fois la population sur les mariages homosexuels, 68 % des Américains y étaient opposés.
Sur le plan politique, le president Obama a récemment jugé qu’il ne prenait pas un grand risque en se prononçant officiellement en faveur du mariage homosexuel alors même qu’il est au milieu d’une campagne délicate pour sa réélection. Quelques jours plus tard, Jan van Lohuizen, un stratège républicain, a prévenu son parti que s’opposer au mariage homosexuel les plaçaient à contre-courant de l’air du temps.
Si l’arc de l’univers moral est long mais tendu vers la justice, comme l’a déclaré un jour Martin Luther King, il va plus vite et tend plus dans la direction des droits des gays et lesbiennes qu’en faveur de n’importe quel autre mouvement de lutte pour la reconnaissance des droits avant lui.
Cela ne veut pas dire que les homosexuels jouissent d’une égalité ou d’une protection juridique totale. Le mariage homosexuel reste interdit dans la plupart des Etats [seuls six Etats américains l’ont légalisé : le Connecticut, le Massachusetts, l’Iowa, le New Hampshire, le Vermont, l’Etat de New York, ainsi que la capitale fédérale, Washington] et dans nombre d’entre eux, les gays et lesbiennes ne jouissent pas de la même protection en matière de discrimination face à l’emploi et au logement que celle qui est accordée aux femmes, aux Latinos et aux Noirs.
Il n’en reste pas moins que « ce que nous avons accompli en moins de cinquante ans est assez extraordinaire »,confie Cleve Jones, militant de la cause homosexuelle depuis les années 1970. « Le comportement homosexuel lui-même était un délit presque partout, se souvient-il. Il y avait des lois qui nous empêchaient de nous réunir dans les bars et les restaurants. Il y avait dans chaque ville des unités spéciales de la police dont le travail était de nous piéger, de nous arrêter et de nous emprisonner… Il y a eu des progrès énormes, stupéfiants. » CleveJones, comme beaucoup, déteste comparer les divers mouvements pour la reconnaissance des droits. Mais il n’en demeure pas moins vrai que « les Noirs ont jeté les bases des mouvements sociaux aux Etats-Unis »,souligne Gary M. Segura, qui dirige le programme d’études sur les Chicanos de l’université Stanford.
Les avis divergent quant à l’origine de ces mouvements. Pour ce qui est du mouvement de lutte pour les droits civiques, certains considèrent qu’il a débuté dès la fin de la guerre de Sécession, en 1865, alors que d’autres estiment qu’il date de la fondation de l’Association nationale pour l’avancement des personnes de couleur (NAACP) en 1909. Pour les gays et les lesbiennes, certains citent le mouvement homophile des années 1950 alors que d’autres évoquent l’explosion du militantisme qui a suivi les émeutes de Stonewall, à New York, en 1969.
Il n’y a pas non plus de consensus sur la façon de mesurer les progrès ou l’absence de progrès. Est-ce le progrès économique ? Est-ce la possibilité de se marier pour les gays et lesbiennes ? Ou l’impossibilité pour les hommes noirs de pouvoir héler un taxi la nuit dans certaines villes – même avec un président noir à la Maison-Blanche ?
Quoi qu’il en soit, en faisant évoluer l’opinion publique de façon si spectaculaire et en changeant la dynamique politique si rapidement, le mouvement pour les droits des homosexuels a connu un succès remarquable à une vitesse sans précédent – au point que certains ont même accusé Obama de prendre le train en marche quand il s’est déclaré favorable au mariage homosexuel.