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par Dani Rodrik
CAMBRIDGE – Il y a un an, les analystes étaient d’un optimisme à tout crin quant aux perspectives de croissance des pays en développement.
S’ils s’attendaient dans le meilleur des cas à une croissance faible aux USA et en Europe, ils étaient persuadés que les pays émergents allaient continuer sur leur lancée et maintenir leurs taux de croissance de la décennie qui a précédé la crise financière – devenant ainsi les locomotives de l’économie mondiale.
Les économistes du Citigroup par exemple ont affirmé sans la moindre hésitation que les circonstances n’ont jamais été aussi favorables à une croissance durable à travers le monde et ont prévu une croissance rapide de la production mondiale jusqu’en 2050, avec en tête les pays en développement d’Asie et d’Afrique. La firme PwC spécialisée dans le conseil en expertise comptable et le consulting prévoyait que les taux de croissance du PIB par habitant de la Chine, de l’Inde et du Nigéria se maintiendraient au-dessus de 4,5% jusqu’au milieu du siècle. Une autre firme de consulting, McKinsey, a surnommé l’Afrique, synonyme depuis longtemps de l’échec économique, « terre des lions qui avancent ».
Aujourd’hui, la tonalité de ces déclarations n’est plus du tout la même en raison de ce que le magazine The Economist appelle « Le grand ralentissement ». Les chiffres récents concernant la Chine, l’Inde, le Brésil et la Turquie montrent que ces pays connaissent leur croissance la plus faible depuis plusieurs années. L’optimisme a fait place au doute.
De même qu’il était inapproprié d’extrapoler à partir de la forte croissance de la décennie précédente, il ne faut pas surinterpréter aujourd’hui une fluctuation à court terme. Néanmoins il y a de bonnes raisons de croire que dans les décennies à venir, une croissance rapide sera l’exception.
Afin de comprendre pourquoi, nous devons examiner les « miracles économiques ». Si ce n’est une poignée de petits pays qui ont tiré un bénéfice considérable de leurs ressources naturelles, tous les pays qui ont réussi au cours des 60 dernières années le doivent à une industrialisation rapide. Il y a au moins un point sur lequel tout le monde s’accorde à propos du succès économique de l’Asie de l’Est : le Japon, la Corée du Sud, Singapour, Taiwan et bien entendu la Chine ont réussi à déplacer la main d’oeuvre des campagnes (ainsi que du secteur économique informel) vers le secteur manufacturé bien structuré. Bien des années auparavant, le décollage économique des USA ou de l’Allemagne s’est fait sur les mêmes bases.
Le développement du secteur manufacturier favorise un décollage rapide parce qu’il est relativement facile, même aux pays pauvres et désavantagés, de copier la technologie étrangère. Mes travaux mettent en lumière un élément intéressant : les industries manufacturières tendent à combler leur retard technologique au rythme de 3% par an, ceci indépendamment du pays considéré, de sa politique et de ses institutions. Autrement dit, les pays capables de transformer les paysans en ouvriers d’usine dopent leur croissance.
Il est vrai que certaines activités de service de haute technologie parviennent également à une telle convergence de productivité. Mais les services les plus productifs nécessitent un large éventail de compétences et de savoir-faire institutionnel que les pays en développement ne peuvent acquérir que progressivement. Un pays pauvre peut concurrencer la Suède dans de nombreux secteurs en terme de production, mais il lui faudra plusieurs décennies, si ce n’est des siècles, pour amener ses institutions au même niveau.
Le cas de l’Inde montre les limites de ce que l’on peut attendre si l’on mise sur les services plutôt que sur l’industrie dans les premières étapes du développement. Ce pays a remarquablement développé ses capacités dans le domaine des services informatiques et téléphoniques (programmation et centres d’appel). Mais la grande majorité de la main d’oeuvre indienne n’a ni l’éducation ni le savoir-faire voulu pour travailler dans ce secteur. En Asie de l’Est, les travailleurs non qualifiés des campagnes ont été envoyés dans les usines en ville où ils ont décuplé leurs revenus. En Inde, ils sont restés sur leur terre ou se sont engagés dans des services de base où la productivité n’est guère meilleure.
L’industrialisation ne suffit pas. Le développement à long terme exige également un investissement marqué dans le capital humain et dans les capacités institutionnelles, afin que les services tirent la croissance une fois que l’industrialisation atteint ses limites. Sans l’impulsion de l’industrialisation, le décollage économique devient problématique. Mais sans un investissement soutenu dans le capital humain et la construction institutionnelle, la croissance est un feu de paille. Or cette recette qui a fait ses preuves a perdu aujourd’hui beaucoup de son efficacité en raison de l’évolution technologique et du contexte mondial, ceci pour trois raisons :
– Les progrès technologiques font que la production exige bien plus de compétence et de capitaux que dans le passé, même pour des biens de moindre qualité. En conséquence, le secteur manufacturier absorbe moins de main d’oeuvre que par le passé. La prochaine génération de pays en voie d’industrialisation ne pourra pas déplacer 25%, voire davantage, de sa main d’oeuvre vers les usines, ainsi que l’on fait les pays d’Asie de l’Est.
– La mondialisation en général et la montée de la Chine en particulier ont fortement accru la concurrence sur les marchés mondiaux ; en conséquence il est difficile aux nouveaux arrivants de se faire une place. Bien que la main d’oeuvre chinoise deviennent plus coûteuse, la Chine reste un concurrent formidable pour tout pays qui envisage de se lancer dans la production manufacturière.
– Les pays riches ne vont sans doute plus être aussi permissifs que dans le passé en matière de politique d’industrialisation. Les dirigeants des principaux pays industrialisés n’ont pas prêté attention lorsque les pays en croissance rapide d’Asie de l’Est ont acquis la technologie et les capacités productives occidentales avec des moyens peu orthodoxes tels que subventions, dévaluation, rétroingénierie ou exigences portant sur la teneur de la production en éléments locaux. Ils n’ont pas fermé leur marché intérieur, ce qui a permis aux pays d’Asie de l’Est d’exporter en toute liberté leur production manufacturière.
Les pays riches qui se débattent avec une dette élevée, une croissance faible, le chômage et des inégalités croissantes vont exercer une pression de plus en plus forte sur les pays en développement pour qu’ils respectent les règles de l’OMC, ce qui va réduire les possibilités de subventions au secteur industriel. Une dévaluation « à la chinoise » ne passera plus inaperçue. Et il sera de plus en plus difficile de résister au protectionnisme, même s’il ne s’avance pas à visage découvert.
L’industrie manufacturière va rester l’ascenseur économique des pays pauvres, mais il ne pourra plus monter aussi vite et aussi haut. La croissance doit s’appuyer bien davantage sur l’amélioration à long terme du capital humain, des institutions et de la gouvernance. C’est pourquoi dans le meilleur des cas la croissance va rester anémique.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Dani Rodrik est professeur d’économie politique internationale à l’université d’Harvard. Il a écrit un livre intitulé The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy.