New York, 19 avril 1989. Il est environ 22h lorsque la joggeuse Trisha Meili prend le chemin de Central Park. C’est la route qu’elle prend régulièrement pour courir, mais ce soir n’est pas comme les autres soirs. Attaquée sauvagement, la jeune femme de race blanche est traînée dans les bosquets et violée, avant d’être battue à coups de barre de fer. Au terme d’un procès controversé, cinq jeunes Noirs âgés de 14 à 16 ans seront punis pour ce crime odieux.
Vingt-trois ans plus tard, cette cause célèbre aux États-Unis fait l’objet d’un documentaire troublant (The Central Park Five) présenté dimanche à l’Impérial, en clôture du Festival du Film black de Montréal.
Troublant parce que cette affaire est une des plus grandes erreurs judiciaires de l’histoire récente américaine. Et troublant parce que les cinq suspects furent incarcérés sur la base de faux aveux dans lesquels ils s’accusaient eux-mêmes du viol!
«Cela peut sembler complètement illogique, explique Sara Burns, qui a réalisé le film Central Park Five avec son mari David McMahon et son père Ken Burns (Baseball, Jazz). Mais c’est ce qui arrive quand on n’est pas outillé pour faire face à la police. Ils étaient terrifiés. On leur a fait croire qu’ils pouvaient aider, alors qu’en fait, on les piégeait.»
L’un des cinq inculpés, Raymond Santana, se souvient encore de cette nuit-là. «Il y avait tellement de pression. Tu as 14 ans, tu n’as jamais été arrêté de ta vie et tu passes 30 heures sans boire, ni manger, ni dormir, avec des policiers expérimentés.. Ils m’ont promis que je retournerais à la maison si j’avouais le crime. Alors, je me suis dit que c’était la façon de m’en sortir et qu’après, la justice rétablirait la vérité.»
Mais Raymond Santana n’est jamais rentré chez lui. Comme Antron McCray, Yusef Salamn et Kharey Wise, il a croupi sept ans derrière les barreaux. Plus âgé, Kevin Richardson sera pour sa part jugé comme adulte et passera 13 ans dans une prison à sécurité maximum. Il faudra les aveux – vrais cette fois – du violeur en série Matias Reyes pour que la justice américaine reconnaisse son erreur et exhonère les cinq de Central Park en 2002.
Profilage et discrimination raciale
Loin d’être un cas isolé, cette affaire reste un cas de profilage racial type, qui, selon Sara Burns, en dit beaucoup sur le malaise de la société américaine. «Tout cela ne serait jamais arrivé si les gars avaient été blancs», tranche la réalisatrice, en rappelant comment les médias de l’époque avaient traité les accusés «d’animaux» et de «sauvages». «On se serait crus en pleine époque de la ségrégation», ajoute Mme Burns.
Certes, le procès fut mené sur la base de confessions incriminantes. Mais la police, comme la poursuite, n’ont jamais remis leurs accusations en cause et ce, malgré des tests d’ADN qui disculpaient clairement les cinq jeunes. La vérité est qu’il fallait rassurer la population new-yorkaise en trouvant des coupables au plus vite. Or, quoi de mieux que cinq petits bums noirs démunis pour calmer le jeu. Pour citer le journaliste du New York Times, «ces cinq garçons ont été sacrifiés au nom de différents intérêts supérieurs» qui les dépassaient largement.
L’histoire serait-elle différente aujourd’hui? Sara Burns est loin d’en être sûre. «Le problème n’est plus aussi criant, mais il est encore là. Beaucoup de choses n’ont pas changé. La police utilise les mêmes techniques d’interrogation. Et le profilage racial reste une réalité quotidienne pour les jeunes hommes de couleur.»
Étrangement, les cinq hommes n’ont pas gardé de rancoeur. Même s’il sait qu’il portera toujours le stigmate de cette histoire traumatisante, Raymond Santana a choisi de regarder vers l’avant. «C’est plus facile de guérir sans la colère», explique Santana, 37 ans, qui travaille aujourd’hui dans le milieu syndical. C’est ce que je dis aux jeunes que je rencontre.» Il affirme que le film des Burns l’a grandement aidé à «retrouver sa dignité».
En 2003, les Central Park 5 ont toutefois déposé une poursuite de 250 millions de dollars contre la ville de New York pour «discrimination raciale, détresse émotionnelle, et poursuite malveillante». Mais alors que certaines personnes s’interrogent toujours sur leur innocence, la municipalité laisse traîner l’affaire en longueur.
«Aucun argent ne réparera cette injustice, conclut Santana. Quoiqu’on fasse je l’amènerai avec moi dans ma tombe. Mais il faut aller au bout de cette histoire, si on veut avancer….»
Des erreurs inévitables?
«Le système peut se tromper. Il se trompe. Il va encore se tromper…» Selon l’avocat Jean-Claude Hébert, qui se passsionne pour la question, aucun système judiciaire n’est infaillible, à commencer par les gens qui sont dedans. Enquêteurs, témoins, accusés, jury, avocats, dit-il, «tout le monde» peut nourrir l’engrenage menant à un mauvais jugement.
«Dans le cas de l’affaire Dumont, par exemple, l’avocat de la défense n’avait peut-être pas l’acuité voulue pour diriger un tel procès», observe Me Hébert.
Depuis le milieu des années 80, le recours à l’ADN permet d’éviter des erreurs graves. Dans le cas de nouvelles preuves, il est aussi possible de rouvrir un dossier considéré douteux. Mais attention: n’est pas exonéré qui veut! «Il y a beaucoup de résistance dans ce domaine, aux États-Unis surtout. Personne n’aime admettre qu’il a peut-être été responsable d’une erreur judiciaire. Très souvent, c’est la pression médiatique qui finit par mener à une quelconque révision.»
Dans le but d’éviter les bavures, des États américains songent à réformer leurs techniques d’interrogatoires. Au Canada, des recommandations semblables ont été faites par d’anciens juges, notamment en ce qui concerne les défilés d’identification. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Malgré tous les mécanismes mis en place, les erreurs judiciaires sont probablement là pour rester.
«Je ne pense pas qu’on va trouver une façon de faire qui soit imperméable, se désole Jean-Claude Hébert. De ce côté-là, on rêve en couleurs…»