Où sont les habitants de ce pays? Deux cents dix ans se sont écoulés, depuis que nos pères fondateurs nous ont légué ce coin de terre que nous claironnons tous aimer. A chaque occasion, nous ne ratons pas l’opportunité d’acclamer nos ancêtres sans pour autant suivre leurs exemples. Après tout ce temps-là, nous continuons à projeter l’image d’un peuple moribond, égaré et bouche bée devant les exploits de nos aïeux, et nous agissons comme des bambins impuissants qui ne savent comment se remettre par-devant l’échec collectif de modernisation du pays. Ce qui me porte à penser que nous n’aurions jamais pu réaliser l’indépendance si la génération de Toussaint Louverture et de Dessalines ne l’avait pas réussie. Sommes-nous des damnés de la terre? Je ne le crois surtout pas!
Notre échec, jusque-là, en tant que nation, est directement lié à notre constante incapacité, en tant que peuple, de formuler des demandes sérieuses et d’exiger que nos dirigeants nous rendent des comptes. Il me semble que nous ignorons souvent que l’imputabilité, politique ou administrative, est la base de toute bonne gouvernance. Demander des comptes est, en fait, un simple exercice démocratique nécessaire au bon fonctionnement de tout système politique, juridique, économique et administratif. Si nous n’arrivons pas à en faire la pierre de touche du système politique haïtien, ceux d’entre-nous qui, demain, auront la tâche de gouverner, continueront à perpétuer l’imbroglio politique et administratif des deux derniers siècles haïtiens sans se soucier d’aucune répercussion. Nous sommes tous témoins du va-et-vient de nos anciens dirigeants déchus qui circulent encore impunis dans nos rues. Si nos ancêtres, compte tenu des circonstances de l’après-Indépendance, n’avaient pas les moyens financiers et administratifs, ou tout simplement la clairvoyance pour propulser le pays sur la voie du développement, ce dont je ne les blâme pas, il faut dire que nous autres des générations subséquentes (de Boyer à nos jours) nous avons raté le train et nous avons commis d’innombrables bévues. Depuis notre indépendance acquise au prix de grands sacrifices, des querelles intestines, à tous les niveaux du pouvoir politique, ont sapé les bases de la nation tout en créant une atmosphère délétère propice à la pérennisation du sous-développement. Ces luttes fratricides, parfois sanglantes, ont contribué à une instabilité chronique, un manque de planification des affaires du pays, une carence de projets de développement viables, et elles nous ont laissé avec tant de mauvais souvenirs (l’échec de l’unification de l’île, l’occupation de 1915, le massacre de Trujillo, la dictature des Duvalier, la bamboche démocratique de Namphy, le crétinisme des « leaders » politique d’après-1986 culminé par les expériences décevantes d’Aristide et de ses lavalassiens, et accentué par l’ascension de Martelly…) qui devaient nous révolter en tant que peuple. Mais pourtant, nous les habitants de ce pays, nous nous comportons beaucoup plus souvent comme des moutons et nous laissons aller le pays; « nou pran ti chèz ba nou, epi nap gade, nap tan’n. ». Perdus dans notre long état de coma, nous continuons à fonctionner comme des zombis, des irresponsables et nous préférons blâmer les étrangers et les rendre responsables de nos malheurs. Certainement, l’international a sa part de responsabilité dans notre sous-développement, mais il incombe à nous autres Haïtiens de prendre en main notre destin. Notre histoire est remplie de ces moments-phares où nous avions occupé les rues pour exiger le départ de certains régimes politiques « barbariques », corrompus, et inefficients; mais, au fil du temps, nous nous sommes accoutumés à une passivité déconcertante et dangereuse. Alors, je ne peux m’empêcher de poser ces questions: Quand allons-nous aider à gouverner ce pays? Qu’attendons-nous pour agir?
Laissez-moi vous rappeler, mes chers compatriotes, que les va-nu-pieds de Dessalines ne feront pas leur retour glorieux sur la place d’armes des Gonaives pour venir nous libérer de nouveau. Il revient à nous autres, va-nu-pieds d’aujourd’hui, de prendre en main le destin de la nation, de creuser le sol dessalinien, car « notre fortune est là dans nos vallons ». Sinon, nous ne foulerons jamais heureux cette terre. Comment arriverons-nous à participer à la gouvernance de notre pays? Il faut tout simplement nous organiser et intervenir activement dans les choses communales et régionales. Nous n’avons pas besoin de 10 millions de sénateurs, députés, magistrats et présidents. Il nous faut des citoyens capables d’assister les collectivités territoriales tant au niveau politique, administratif et organisationnel. Il nous faut des groupes de pression, des organisations d’assistance au regroupement des paysans de nos sections communales. Les collectivités territoriales ont besoin du retour de leurs enfants pour prendre en main leur destin; il nous faut combler le vide que nous avons contribué à créer en émigrant loin du village natal, loin de nos habitations. Il faut conquérir notre peur de la chose politique pour pouvoir s’en adonner et orienter notre chère Haïti vers le développement durable et la modernisation. Je parle de la peur politique, parce que nous sommes venus de plusieurs générations d’Haitiens à qui les parents, par souci de protection, ont inculqué la notion de ne pas se mêler de la politique. Ainsi nous avons appris à ne pas nous préoccuper de la gestion du pays. Eh bien ! je crois que nos pères et mères ont réalisé leurs rêves de nous voir grandir, aller à l’école et devenir de bons citoyens. A nous maintenant la tâche de pouvoir décider si oui ou non nous devons nous ingérer dans la gestion de la république. La nation a besoin de gens capables de rêver, penser, et formuler des plans de développement; des citoyens qui sachent comment dialoguer et négocier avec l’international pour nous amener les ressources qui nous manquent; des interlocuteurs valables et soucieux de la bonne marche du pays, et non de l’épaisseur de leur portefeuille. Si nous continuons à rester en marge de la chose publique, notre destin continuera à être décidé par ceux-là mêmes dont l’unique réalisation est notre enlisement dans le sous-développement et une pauvreté aussi abjecte que criminelle; et le bavardage national continuera comme avant sans aucune alternative. Alors Haïtiens, Haïtiennes de mon pays, choisissez votre domaine d’intervention! Quoi qu’il en soit, retournez dans vos communes et commencez à bêcher patiemment ! Nos aïeux n’avaient pas brisé leurs entraves pour que nous nous croisions les bras. La construction du pays nous attend encore. Laissez reposer l’esprit de nos ancêtres, ils ne ressusciteront pas. C’est à nous de trouver de nouveaux leaders dans la pratique politique menée par des gens sensés. Amis citoyens, il faut que nous nous offrons comme alternative, il faut donner du choix à la nation. Un monde différent ne peut pas être construit par un peuple indifférent. Nous devons pouvoir travailler dans la légalité afin de doter le pays d’un système administratif capable de collecter les redevances des contribuables et les redistribuer équitablement selon les besoins de nos collectivités. «Il faut que quelque chose change»; sinon nous serons condamnés à périr ensemble, l’idéal haïtien ne sera jamais réalisé, et notre indépendance sera toujours éphémère. « Une nation doit être capable de suppléer elle-même à tous ses besoins principaux. Si elle dépend pour sa subsistance de marchés étrangers, elle n’a plus dans ses mains le contrôle de son indépendance » (Vastey, secrétaire de Henri Christophe). Alors, va-nu-pieds d’aujourd’hui, intellectuels, nèg nan bouk, nèg lavil, nèg andeyò, l’un de nos ancêtres tant adorés nous parle encore par l’intermédiaire de Vastey, et la nation nous attend. Alors, qu’allons-nous faire…? Rien d’autre que de se lancer EN AVANT!!!
Raphael N. Jean-Francois
Citoyen Haitien
Long Island, New York