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Le coin de l’histoire,par Charles Dupuy : Le général Nemours

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Gen. Nemours Auguste

Le fameux général Nemours s’appelait en réalité Alfred Nemours Auguste. Il faut savoir que le général Nemours s’était en effet adressé aux tribunaux afin de garder le seul prénom de son illustre père dont il fit tout à la fois son nom de combat et son nom de famille. Fils du célèbre Dr Nemours Auguste et d’Amélie Albaret, une petite-fille du baron de Vastey, Alfred Nemours Auguste était né au Cap-Haïtien le 13 juillet 1883. Comme le voulait la tradition dans les familles aisées de l’époque, le petit Alfred fut envoyé en France où il se retrouva dans les classes primaires du Collège Rocroy-Saint-Léon avant de fréquenter les lycées Condorcet à Montmartre et Louis le Grand à Paris. Ses études classiques terminées en 1902, le jeune Alfred Nemours Auguste s’inscrivit à l’Académie militaire spéciale de Saint-Cyr d’où il sortit en 1904, avec la promotion «Sud-Oranais», au grade de sous-lieutenant.

         De retour au pays, le jeune militaire s’assigna la tâche ambitieuse de réformer l’armée d’Haïti. À l’instar de la compagnie des «Giboziens» qu’avait constitué le sergent français Giboz dans la capitale, Alfred Nemours Auguste fonda dans sa ville natale le corps des «Alfrédiens», une compagnie d’instruction militaire qui recrutait dans ses rangs presque tous les fils de la bourgeoisie capoise. Lors du débarquement des Marines en 1915, Alfred Nemours Auguste qui avait déjà atteint le grade de général, abandonna définitivement la carrière militaire pour étudier le droit et s’inscrire au barreau du Cap-Haïtien. Nommé membre du Conseil d’État en 1918 par le président Dartiguenave, le général s’établit à Port-au-Prince où il se retrouva bientôt en compagnie des Léon Laleau, Jules Bance, Ernest Chauvet, Frédéric Duvigneaud, Henri Durand, Lucien Lamothe, Thomas Lechaud, Clément Magloire, Alphonse Henriquez, Georges Léger, Félix Viard et Justin Élie pour composer le groupe des Treize ou encore par dérision, «l’École de l’encensement mutuel» en opposition au «dénigrement réciproque et systématique» que pratiquaient leurs aînés.

         En 1922, le général Nemours présida la très controversée séance du Conseil d’État qui aboutit à l’élection de Louis Borno à la présidence de la République. Dès son avènement au pouvoir, Borno envoya le général Nemours aux Pays-Bas en qualité de chargé d’affaires. En 1926 il est nommé envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire d’Haïti à Paris où il restera jusqu’en 1930. Entre-temps le général aura publié Les Borno dans l’Histoire d’Haïti, un livre polémique très probablement commandé par le président Borno et qui soutenait la thèse gouvernementale voulant que celui-ci fût indiscutablement de nationalité haïtienne. C’est aussi dans la même veine que le général affirmait dans Le Matin qu’il n’y avait «que les crétins hydrocéphales à ne pas comprendre que M. Borno est un deuxième Dessalines».

À la même époque, grâce à son travail opiniâtre et à sa ténacité, le général Nemours devenait l’un des historiens haïtiens les plus féconds de sa génération. Les deux tomes de son Histoire militaire de la guerre de l’indépendance de Saint-Domingue, son œuvre maîtresse, sont habituellement considérés comme l’étude stratégique définitive de cet affrontement militaire. Il portait un culte aussi sincère que fervent à Toussaint Louverture dont, mieux que personne, il avait compris la portée de l’engagement militaire et le sens historique du combat. Il se constitue alors l’historiographe de Toussaint, consacrant plusieurs ouvrages au grand homme d’État dont une Histoire de la captivité et de la mort de Toussaint LouvertureQuelques jugements sur Toussaint Louverture, une Histoire des relations internationales de Toussaint Louverture et une Histoire de la famille et de la descendance de Toussaint Louverture.

Le général était de la sorte d’historien qui s’alimentait directement aux sources, qui appréciait le document inédit, qui se plaisait à explorer les archives, bref, à sortir des sentiers battus. Trop pressé cependant d’offrir au lecteur le résultat  de ses recherches, le général lui remettait des livres spécialisés d’une indéniable érudition et de très grande valeur scientifique, mais auxquels on peut reprocher de contenir une telle masse de matières brutes que l’on croirait à des travaux de compilation.

         C’est en qualité de délégué permanent d’Haïti à la Société des Nations (SDN) que le général Nemours parvint à la renommée internationale. Dans son discours prononcé le 10 octobre 1935, il proclamait à la tribune de la Société des Nations: «Craignons d’être, un jour, l’Éthiopie de quelqu’un!». Cette injonction sentencieuse que le général considérait comme hautement prophétique s’adressait aux grandes puissances impérialistes du temps, à «la canaille colonialiste» comme il aura à les désigner en d’autres occasions. C’était juste après la brutale intervention des troupes de l’Italie fasciste en Abyssinie. Rappelons qu’à l’époque, il n’y avait que l’ambassadeur haïtien pour défendre les peuples d’Afrique et d’Asie encore assujettis à l’implacable joug colonial. En envahissant l’Éthiopie, Mussolini avait fait savoir, tant aux Italiens qu’au reste du monde, que l’Italie s’y était assignée un mandat civilisateur. En d’autres mots, il s’agissait pour la nation italienne d’apporter les bienfaits du modernisme occidental à un peuple plongé dans la plus rétrograde des barbaries. Ainsi donc, l’Italie réclamait son empire colonial, sa part de ce que l’Angleterre appelait orgueilleusement le «fardeau de l’homme blanc» et que la France considérait de son côté comme sa «mission civilisatrice».

Après le retentissant discours du représentant haïtien, l’ambassadeur du Royaume d’Italie prit la parole pour signaler que la présence du nègre Nemours à la tribune de la Société des Nations représentait la parfaite illustration des bienfaits que l’Italie se proposait de multiplier en Éthiopie. L’ambassadeur italien voulut donc rappeler au diplomate haïtien que s’il n’avait pas lui-même bénéficié des avantages de la civilisation chrétienne répandue dans son pays par les prêtres français, jamais il n’aurait été en mesure de grimper à la tribune de la Société des Nations, tel un singe sur un cocotier, pour baver sur le Royaume d’Italie et sa noble initiative d’émancipation des peuples attardés.

Le général, dont on appréciait la vivacité d’intelligence et l’esprit de répartie, ne jugea toutefois pas opportun de répondre aux invectives outrageantes du délégué italien. C’est bien dommage, il aurait pu suggérer aux dirigeants fascistes de réserver leur bienveillante sollicitude aux populations siciliennes, calabraises ou napolitaines qui, tenaillées par la faim, poussées à la pauvreté, la misère et l’ignorance, s’expatriaient alors en foules compactes vers la France, les États-Unis, le Canada, l’Argentine et même aussi vers la petite Haïti, en quête de cieux plus cléments.

         Quoi qu’il en soit, le général n’oublia jamais de rappeler qu’au nom de son pays, il avait lancé un avertissement solennel et prophétique aux puissances européennes, à telle enseigne qu’il publia une brochure intitulée «Craignons d’être, un jour, l’Éthiopie de quelqu’un» qui reproduisait l’intégralité de son fameux discours et les innombrables commentaires qu’il avait suscité dans la presse internationale. À ce propos, le général aimait raconter à ses intimes comment, à la fin de cette journée mémorable, le représentant de l’Éthiopie vint à sa rencontre dans le but de le remercier chaleureusement pour son plaidoyer, mais aussi pour lui faire remarquer que, contrairement à ce qu’il venait d’affirmer à la tribune, les Éthiopiens n’appartenaient pas à la race noire, mais qu’ils étaient bien plutôt des hommes de race blanche. Pour souligner l’ironie de la remontrance, il faut savoir que le général Nemours était un Mulâtre qui ressemblait de manière confondante à un Blanc de bonne souche, alors que l’ambassadeur abyssin avait la peau d’ébène.

         Le général Nemours demeura délégué permanent d’Haïti et vice-président de l’Assemblée de la Société des Nations jusqu’à son retour en Haïti en 1937. Il fera sourciller le nonce apostolique de même que les représentants des grands pouvoirs de l’État lorsqu’au moment de l’inauguration de l’École centrale des Arts et Métiers de Port-au-Prince, il déclara: «Président Vincent, vous êtes plus grand que le Christ! Le Christ a dit: “Laissez venir à moi les petits enfants”, vous, vous allez les trouver.» À un ami qui lui demandait s’il ne pensait pas avoir un peu trop forcé la note, il répondit: «La balle est partie on n’a qu’à en attendre les effets…» Le 1er octobre 1937, Vincent le nommait conservateur du Musée national. Une fonction qu’il fut d’ailleurs le premier à occuper puisqu’il n’existait pas de musée d’État en Haïti avant cette date. Notons que le général allait tirer d’autres balles en direction de Vincent que, selon son humeur, il désignait tantôt comme le «Platon noir des Amériques», tantôt comme le «Salazar des tropiques».

En 1940, le général Nemours entrait dans le cabinet de Vincent au titre de ministre de l’Intérieur, poste qu’il abandonna en 1941 pour devenir sénateur de la République. En fait, il n’avait pas été élu au sénat, il y accédait par arrêté présidentiel de Vincent qui, peu après avoir révoqué cinq sénateurs (Fanfan, Fombrun, Leconte, Simon et Titus) s’autorisait de désigner cinq fidèles partisans politiques pour les remplacer. Le général Nemours prendra ainsi le siège de Me Villehardouin Leconte comme représentant du département du Nord. Il faut noter ici qu’entre deux séances au sénat dont il était devenu le président, le général trouvait encore le temps et l’énergie pour aller enseigner à l’Académie militaire d’Haïti.

         En avril 1941, lors de l’élection d’Élie Lescot à la présidence, c’est le général Nemours qui dirigeait les débats à l’Assemblée nationale. Cette année-là il publiait Les premiers citoyens et les premiers députés noirs et de couleur suivi du Cap-Français en 1792 à l’arrivée de Sonthonax. C’est aussi à la même époque qu’il faisait paraître une brochure intitulée Les présidents Lescot et Trujillo, petit ouvrage qu’un diplomate aussi délicat que le Dr Price Mars se limite à qualifier de curieux. En effet, sur la page frontispice du livre s’étale un sonnet aux accents triomphants invitant les Haïtiens et les Dominicains à: «Écouter les hauts faits de leurs deux Caudillos, / Forgerons d’Idéal, Grands Princes d’Amériques / Jefes, Conquistadors ardents et magnifiques / Dont les noms sonnent clairs, Lescot et Trujillo». Et la suite est à l’avenant.

         Le général Nemours ne quitta son poste de sénateur qu’en janvier 1946, suite aux mouvements de revendications populaires qui entraînèrent la chute de Lescot. Ce départ du Sénat annonçait les grandes vacances pour le général qui, loin des tempêtes politiques et dans le calme des jours, s’adonna avec un nouvel enthousiasme à ses travaux savants tout en renouant sa collaboration aux quotidiens Le Matin et Haïti-Journal, de même qu’à la Revue de la Société haïtienne d’Histoire et de Géographie. En 1950, il publiait ses dernières œuvres, un Abrégé d’histoire et de géographie d’Haïti suivi de Haïti et la guerre de l’Indépendance américaine.        

Le président Paul Magloire le nomma attaché culturel auprès de l’ambassade d’Haïti à Paris avant de l’envoyer au Vatican où il succéda à M. Léon Thébaud en qualité d’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire auprès du Saint-Siège. C’est à Rome que décéda le général Nemours, le 17 octobre 1955. Ses restes furent rapatriés en Haïti où ses funérailles nationales furent célébrées à Port-au-Prince en présence du corps diplomatique et des membres du gouvernement. Le lendemain, un avion ramenait son cercueil au Cap-Haïtien où, selon ses vœux, on l’enterra au cimetière de la ville, dans le caveau familial. 

Charles Dupuy

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