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Le coin de l’histoire,par Charles Dupuy : Le massacre des Haitiens en 1937

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Rafael Trujillo, el dictador dominicano a golpe de machete
Le dictateur dominicain Rafael Leonidas Trujillo

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Haïti et sa voisine, la République Dominicaine, vivaient en bonne intelligence, leurs relations semblaient même assez cordiales au moment où survint le massacre du 2 octobre 1937. Les Haïtiens ne cachaient pas leur admiration enthousiaste pour le dictateur dominicain. On prétendait souvent qu’il était d’origine haïtienne, qu’il venait de la région du Trou-du-Nord où il aurait passé une partie de sa jeunesse et où il aurait encore de la parenté. Toutefois, depuis les débuts de la grande dépression, le prix du sucre avait flanché sur les marchés internationaux et les travailleurs haïtiens n’étaient plus tellement les bienvenus dans les plantations dominicaines.

         Trujillo regardait avec inquiétude ce qu’il appelait l’haïtianisation de sa région frontalière où s’introduisaient des hordes de paysans haïtiens qu’il accusait de n’être rien d’autre que des maraudeurs, des voleurs de bœufs. De plus, les petits commerçants dominicains se prétendaient lésés par la contrebande de produits manufacturés d’origine française et de denrées vivrières qui se pratiquait dans la bande limitrophe entre les deux pays. Ces idées étaient reprises par des journalistes dominicains d’opinion xénophobe qui publiaient des articles proposant rien de moins qu’une désafricanisation de la zone frontalière.

         Pour l’opinion dominicaine, le pays subissait l’invasion constante et silencieuse de la paysannerie haïtienne. Cette masse pauvre et illettrée s’était introduite en si grand nombre que, dans certains quartiers de Monte-Cristi on n’entendait plus parler que le créole, alors qu’à des kilomètres à l’intérieur des terres on retrouvait la monnaie haïtienne en circulation. La présence haïtienne paraissait assez envahissante pour que les nationalistes dominicains donnent libre cours à leur passion raciale, expriment l’inquiétude que leur inspirait tous ces indésirables installés sur leur territoire et la menace qu’iis représentaient pour la souveraineté du pays.

         Le samedi 2 octobre 1937, Trujillo, en tournée officielle dans la petite ville frontalière de Dajabon, déclarait à la foule venue l’accueillir: «Aux Dominicains qui se plaignent des déprédations de la part des Haïtiens qui vivent parmi eux, je réponds: nous réglerons cette affaire!» C’est dans ces termes que Trujillo approuvait publiquement la corte, l’extermination des Haïtiens. Dans la nuit même du 2 octobre 1937, commença dans la région de Dajabon le massacre des ressortissants haïtiens. Pour tuer leurs victimes, les meurtriers soldats dominicains utiliseront des haches, des baïonnettes mais surtout des machettes, afin de tromper les éventuels enquêteurs étrangers, en faisant croire qu’il s’agissait d’une tuerie spontanément organisée par des paysans dominicains en révolte contre les envahisseurs haïtiens.

Avec une méchanceté démoniaque, les soldats égorgèrent indistinctement les hommes, les femmes et les enfants. On tua les Haïtiens à Santa Cerro, à Banica, à Dajabon, à Guagual, à Monte-Cristi, à Las Vegas, à Sabaneta et dans une soixantaine de localités dominicaines. Bien que le nombre exact des victimes de ce carnage n’ait jamais été établi, la plupart des observateurs s’accordent autour du chiffre de vingt mille morts, un bilan humain assez juste et nullement exagéré.

         Dès le lendemain, les rescapés affluaient dans une épouvante affolée du côté haïtien de la frontière. Une fois mis au courant de l’hécatombe, l’évêque du Cap, Mgr Jean-Marie Jan, se fit conduire à toute allure sur la frontière, afin de donner, de la rive haïtienne de la rivière du Massacre, la bénédiction aux morts et l’extrême-onction aux agonisants. Quelques jours plus tard, arrivait le rapport du consul haïtien à Dajabon, M. Arnold Fabre, qui accabla de consternation l’administration haïtienne. Le président chargea aussitôt le ministre Charles Féquière de faire enquête sur la situation. Peu après, Vincent se rendait lui-même sur la frontière par où arrivaient des hordes de fuyards terrifiés. Chacun avait d’effroyables scènes d’horreur à raconter que reprenaient les journaux.

Ils révélaient comment les milliers de cadavres des victimes pourrissaient dans des charniers infects et comment, pour se débarrasser des corps, les soldats dominicains les faisaient brûler ou les empilaient dans des embarcations de pêche avant d’aller les jeter au large. Ils disaient aussi que pour identifier les Haïtiens, les massacreurs les mettaient en demeure de répéter sans accent le mot cotorrito, ou en leur montrant du persil, perejil, vocable espagnol contenant la lettre J, la jota, une constrictive vélaire particulièrement difficile à prononcer pour un non-hispanophone.

Beaucoup de ces rescapés n’avaient eu la vie sauve que grâce à l’entraide de leurs amis dominicains, de simples citoyens qui les avaient fraternellement protégés et aidés à fuir. On apprendra aussi comment les compagnies sucrières dominicaines avaient refusé de livrer les braceros haïtiens aux éléments provocateurs qui, armés de piques et de machettes, les réclamaient à l’entrée de leurs usines. 

         Le massacre des Haïtiens mit le pays en état de choc. Tout le corps social fut soulevé par un bouillonnement de fureur à l’annonce de ces exterminations. Les ligues charitables organisaient des quêtes dans les églises et faisaient circuler des listes de souscription en faveur des survivants. La jeunesse exprimait sa colère, réclamait une riposte virile afin de sauver l’honneur national bafoué. Après avoir décrété la grève patriotique, les étudiants allèrent manifester devant le Palais où un président Vincent très ouvert au dialogue viendra les haranguer avec conviction et spontanéité. Il leur avoue qu’à leur âge et à leur place, il aurait réagi exactement comme eux, c’est-à-dire avec cette fougue et cette pugnacité si caractéristiques de la jeunesse prête à se sacrifier pour défendre la patrie menacée, mais maintenant qu’il portait ses responsabilités d’homme d’État, il lui fallait manœuvrer de façon réfléchie, agir de manière réaliste et pragmatique.

Haïti, leur dit-il, n’a pas les moyens humains, matériels et financiers ni son armée la puissance de feu et les capacités logistiques suffisantes pour soutenir une guerre contre les Dominicains. Nos trois mille soldats ne disposent que de deux heures de munitions et en pareille occurrence, ce serait de la pure folie que de les envoyer affronter au combat une armée disposant d’effectifs cinq fois supérieurs (*).

         Cette capitulation allait miner le pouvoir de Vincent. L’attitude du président haïtien qui, par prudence, refuse d’affronter l’armée dominicaine, jette le plus complet discrédit sur sa personne qui, depuis son élection, n’aura jamais été aussi impopulaire. Alors que les Haïtiens ulcérés réclament vengeance, bouillent de colère et de rage impuissante, Vincent écrivait une lettre «à son ami, le président Trujillo», pour lui exprimer sa confiance, lui donner l’assurance qu’il mettait sa «haute personnalité» tout à fait «hors de cause» en ce qui concernait la responsabilité des faits et pour lui demander de trouver en faveur des victimes, «une solution juste et humanitaire».

         Le 15 octobre, le ministre d’Haïti à Ciudad-Trujillo, Evremont Carrié, et le ministre d’État dominicain des Relations extérieures, Joaquin Balaguer, signaient un accord pour «éviter que quelques incidents qui ont eu lieu à la frontière nord entre Haïtiens et Dominicains ne produisent des commentaires exagérés et contraires à l’harmonie et à la cordialité qu’aussi bien l’honorable président Trujillo que l’honorable président Vincent se sont évertués à créer et à intensifier, inspiré par la commune destinée, dans la paix et la prospérité, des deux peuples frères, etc.» Toute la presse dominicaine publia triomphalement le texte de cette entente qui représentait un indéniable succès diplomatique pour Trujillo. Celui-ci narguait son homologue dont il rejetait toutes les propositions de compromis et auprès duquel il s’engageait à ordonner l’enquête la plus minutieuse comme la plus impartiale afin d’appréhender les coupables, de les faire juger selon les principes du droit public et d’appliquer les sanctions les plus sévères à leur encontre.

         Un mois après l’accord du 15 octobre, le New-York Tribune publiait une série de reportages sur la tragédie sanglante vécue par les paysans haïtiens en territoire dominicain. Cette nouvelle à sensation provoqua un concert de réprobation horrifiée dans l’opinion publique américaine. Le président du comité des Affaires étrangères du sénat américain, le sénateur Hamilton Fish, condamna ces horreurs et exigea du Département d’État la rupture immédiate des relations diplomatiques avec Santo-Domingo. Sur ces entrefaites, Vincent expédiait une lettre beaucoup moins conciliante à Trujillo pour se plaindre des lenteurs de cette investigation unilatérale qui n’aboutissait à rien, et à laquelle il désirait associer des délégués de Cuba et du Mexique. Le dictateur repoussa avec dédain l’offre de ces nations amies et réitéra la promesse solennelle faite à son «grand ami» Vincent, de conduire l’enquête avec, comme promis, un haut esprit de moralité et de justice.

Au moyen d’artifices juridiques plutôt malhonnêtes, Trujillo persistera à tergiverser de la façon la plus exaspérante avant que Vincent, impatienté par ces interminables avocasseries diplomatiques, ne se décide à mettre en mouvement les procédures de plainte auprès des instances interaméricaines afin de régler le différend qui l’opposait à son voisin. Les représentants des deux pays discutaient d’un règlement à Washington, lorsque, grâce aux bons offices du nonce apostolique, Mgr Maurilio Silvani, les deux capitales annoncèrent qu’elles étaient parvenues à un arrangement à l’amiable.

         Selon cet accord qui sera signé à Port-au-Prince le 26 février 1938, Trujillo s’engageait à verser sept cent cinquante mille dollars au gouvernement haïtien, lequel promettait d’employer la somme au mieux des intérêts des victimes. La première tranche de deux cent cinquante mille dollars servit en effet à construire des colonies agricoles à Osmond, à Grand-Bassin, à Saltadère, à Biliguy et au Morne-des-Commissaires, où furent relogées quelques-unes des familles rescapées. Trujillo devait acquitter le solde de cinq cent mille dollars par tranches de cent mille, payable à la fin du mois de janvier de chaque année, jusqu’à l’apurement total de la dette. Toujours est-il qu’en février 1939, Trujillo obtenait de la part des officiels haïtiens un rabais de deux cent vingt-cinq mille dollars après qu’il leur eût avancé par anticipation un peu plus de la moitié du solde, soit la somme de deux cent soixante-quinze mille dollars.

        La question des dédommagements resta au cœur des débats et l’opinion haïtienne, scandalisée par ce qu’elle qualifiait de vente à rabais du sang des malheureux paysans, réclama des explications. Fustigé pour son attitude d’abdication jugée trop complaisante, le gouvernement évoqua la crise financière pour se justifier, mais les citoyens n’en demeurèrent pas moins convaincus que les hauts fonctionnaires haïtiens avaient été stipendiés par Trujillo, lequel les avait tout probablement corrompus avec un argent qu’ils se seraient empressés de partager comme de vils margoulins.

         Quelque temps plus tard, une rumeur persistante voulut que le consul dominicain au Cap-Haïtien, M. Anselmo Paulino, avait effectué une visite secrète à Port-au-Prince avec une valise contenant quelque vingt-cinq mille dollars en petites coupures de dix et de vingt, un butin qui lui aurait servi à acheter les officiels haïtiens véreux. Les preuves de lâcheté de son gouvernement justifieront les incriminations qui vont pleuvoir sur Vincent. Beaucoup de grands fonctionnaires furent condamnés par la vindicte populaire et même la sœur du président, Mademoiselle Résia Vincent, fut accusée de s’adonner au lucratif trafic de la vente de main-d’œuvre haïtienne aux usines sucrières dominicaines. Vincent ne devait jamais se remettre du discrédit public que lui coûta le massacre de 1937 et encore moins de son épilogue honteux qui éclaboussa son gouvernement d’une flétrissure infamante.

(*) À l’époque, un quotidien japonais publia un article affirmant que le massacre des Haïtiens avait soulevé l’indignation de tous les peuples du monde, sauf… celle du peuple haïtien.

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