Parmi les victimes du carnage, on trouve à la fois des jeunes musiciens et d’autres plus confirmés. Exemple : Sergio Gómez, du groupe K-Paz de la Sierra, qui avait été nominé aux Grammy Awards pour Pero te vas a repentir (Tu vas le regretter), une chanson d’amour qui vous trotte dans la tête à tel point que la moitié du Mexique la fredonnait. Il a été enlevé après un concert et torturé pendant deux jours, ses organes génitaux brûlés au chalumeau, avant d’être étranglé avec une corde en plastique. Il est aussi arrivé qu’un groupe entier soit la cible des assassins. C’est ainsi que quatre membres de Los Padrinos de la Sierra ont été abattus en juin, quatre mois après que des hommes armés et masqués les eurent attirés dans un guet-apens dans la ville de Puruarán. Cela étant, les rapports entre les musiciens et les narcos sont souvent ambigus.
Certains jouent lors de leurs fêtes privées en encaissant parfois de très gros cachets. Et certains truands en pleine ascension paient des compositeurs pour qu’ils écrivent des chansons à leur gloire.“Pour un narco, devenir le héros d’une chanson, c’est comme obtenir son doctorat”, affirme dans son studio Conrado Lugo, producteur de la maison de disques Sol Discos, à Culiacán, la capitale de l’Etat de Sinaloa, et spécialiste du genre. Son écurie compte 183 artistes, et il existe au moins quatre autres labels rien qu’à Culiacán. Les plus grands artistes sont vendus à des majors internationales comme Universal. La plupart des coups de filet chez les trafiquants de drogue, des tueries et des arrestations les plus médiatisées font l’objet de chansons. Les morceaux sont écrits dans les jours qui suivent l’événement puis sont rapidement enregistrés et gravés sur CD.
Une de ces chansons décrit par exemple l’interpellation, en février dernier, du baron présumé de la drogue, Alfredo Beltrán, dit “la Fourmi”, tandis qu’une autre fait le récit du massacre récent de cinq soldats mexicains tombés dans une embuscade. Parfois, ces chansons “informatives” deviennent des hymnes pour les fans, comme celle qui relate l’évasion, en 2001, de Guzmán “le Petit” d’une prison fédérale de haute sécurité. Leur popularité ne cesse de grandir et elles font maintenant partie intégrante de la “narcoculture” qui règne dans d’autres régions du Mexique et dans le sud des Etats-Unis.
César Jacobo, 33 ans, a baigné depuis son enfance dans les narco corridos. Il a donné au groupe qu’il a créé il y a deux ans le nom de Grupo Cártel de Sinaloa [groupe du cartel de Sinaloa]. “Je voulais un nom qui dise les choses comme elles sont, sans détour”, explique Jacobo.
Dans la classe politique, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour réclamer l’interdiction pure et simple de ces chansons. Ce lobby s’est particulièrement ému quand le populaire groupe Los Tucanes de Tijuana a tourné à Mexico avec des armes automatiques et de poing dans une vidéo qui allait rencontrer un grand succès.
Les assassinats de chanteurs ont aussi des effets pervers : ils peuvent faire la fortune de leurs groupes. Cela a notamment été le cas pour K-Paz de la Sierra, qui a vu ses ventes exploser après le drame. Sur Internet, les sites dédiés à leur mémoire croulent sous les messages de leurs adorateurs et on vient de loin visiter leurs tombes, sur lesquelles s’amoncellent les fleurs. Aux yeux de certains fans, ils font déjà figure de martyrs.
Ioan Grillo