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Stephen Alexis fut, sans conteste, l’un des plus brillants hommes de plume haïtiens du XXème siècle. Journaliste, enseignant, diplomate, iI est l’auteur du célèbre roman Le Nègre Masqué qui, à l’époque de l’Occupation américaine, connut un immense succès de librairie, succès tout aussi retentissant qu’inattendu. Signalons que Stephen Alexis est aussi l’auteur d’un Abrégé d’histoire d’Haïti dans lequel un grand nombre des enfants de ma génération ont étudié les premiers rudiments de notre glorieux passé.
En apprenant la mort de Rosalvo Bobo survenue à Paris, Stephen Alexis fait aussitôt paraître dans le quotidien Le Matin du 28 décembre 1929 un article qui couvre toute la page frontispice du journal intitulé Adieu au docteur Bobo. «Le câble nous a transmis ces jours derniers la triste nouvelle. Il est mort à Paris, écrit-il, solitaire peut-être, dans une chambre d’hôpital, loin de cette terre natale qu’il a tant aimée. […] Nos journaux n’ont consacré à cette disparition que des lignes brèves et sèches. Le docteur Bobo l’homme qui prononça les trois «jamais», lorsque la Force demandait que la Patrie fut mise à ses genoux, méritait mieux, j’estime.» Le lecteur comprendra ici que nous sommes en 1929, que le pays vivait sous le régime de l’Occupation américaine, sous la «dictature bicéphale» qu’exerçaient alors le président Borno et le brigadier-général américain John Russell, et que vanter les mérites d’un nationaliste aussi acharné, aussi passionné, aussi charismatique que le fut le docteur Bobo demandait bien plus de hardiesse et de force d’âme qu’on serait porté à le penser. Mais Stephen Alexis ne s’arrête pas là, il va même beaucoup plus loin: «À l’heure où tant de sycophantes essaient de s’imposer sur le plan national avec outrecuidance, écrit-il, où leurs ambitions ne sont excusées par aucune supériorité, la nation tout entière aurait dû honorer cette grande mémoire, faire entendre sa plainte devant le cercueil de ce fils qui symbolisa à un tournant de sa vie tout l’orgueil des Pères.»
On aura compris que Stephen Alexis était un ami éprouvé et un admirateur inconditionnel du docteur Bobo. Retrouvons-les lors de leur première rencontre. C’était à Port-au-Prince, en 1913, dans les salons du Cercle-Bellevue. «Je revois le “nègre blond“, écrit Alexis, tête intelligente, grands yeux brûlés, couleur de cuivre clair, cheveux de flamme taillés en brosse […]. Il était habillé de gris, ganté de gris, chaussé de souliers à tige grise, et jouait avec un stick à pommeau d’argent. Il avait un air ennuyé, lointain, qui trahissait sa passion de la vie. Tout d’abord, il me parut manquer de naturel dans les gestes, dans le parler. Son dandysme, l’abondance des images dont il chargeait sa conversation me mettait en défiance, froissait mon goût de la sobriété classique. Il avait une allure de magnétiseur ou de dompteur de fauve. Sur toute sa personne était répandu un je ne sais quoi de mystique et de démoniaque à la fois, qui ne choquait pas précisément, mais qui gênait. Cependant, peu à peu, je me laissais prendre au charme de sa personnalité étrange, de sa voix chaude et cordiale. Il avait tant de séduction innée, un tel désir de plaire, de conquérir. Dans la suite, je le revis plusieurs fois. Et toujours c’étaient des causeries familières qui prenaient vite le ton des confidences: rêves d’avenir, espérances politiques, possibilités de redresser le pays. Ah! Que de magnifiques conversations il me dispensa. Toujours je me gardais de lui donner la réplique.
«Sa parole était étincelante, avec des aperçus profonds, inattendus. À pleine main, il puisait dans le trésor de sa vaste culture. Sa verve mordait et se dispersait sur tous les sujets. Mais ses pensées généreuses étaient teintées d’un optimisme candide qui faisait éclore, parfois, des sourires sur mes lèvres de vingt ans. Que cet homme était vivant! Jusque dans la mélancolie, il donnait un spectacle de vitalité. En ces temps-ci, (Stephen Alexis fait ici allusion à l’Occupation américaine) nul esprit libre ne peut s’empêcher d’admirer [le docteur Bobo], la force de son caractère, son courage, son désintéressement, poussé jusqu’au dépouillement de lui-même, ce qui est, à mon humble avis, la forme suprême de l’héroïsme.
«Un soir, nous le vîmes partir presque sans le sens pour l’exil en mâchant l’herbe amère de la défaite. Lorsqu’il prit congé de moi, il y avait dans sa voix un râle de mourant. Ses yeux étaient bouleversants comme ceux d’un chien perdu […]. Il s’arrêta sur le rocher de St-Thomas, où [était mort] l’Autre grand sacrifié, Anténor Firmin, son illustre chef et ami. […] À la Jamaïque, dans les jardins royaux, les promeneurs se demandaient quel était cet étranger toujours seul et triste, qui méditait devant la mer? Mais il lui fallut bien interrompre ses hautes et douloureuses songeries. II était au bout de son rouleau d’or – donc il lui faut travailler pour gagner son pain. Impossible d’exercer son art de guérir. Il n’a pas la licence anglaise. C’est la gêne… et qui sait peut-être, la faim. Mais comme dans les romans, une coïncidence vint à son aide. La fille du Gouverneur de l’île se meurt, les médecins blancs avouent leur impuissance. On recours au fier étranger de couleur qui se dit médecin. La miss est arrachée des mains de la mort. En signe de gratitude, le gouvernement anglais accorde au Dr Bobo l’autorisation de pratiquer son noble art sur toute l’étendue des terres appartenant à la couronne britannique. Refus poli. Il subira l’examen obligatoire pour mériter cette faveur. C’est fait. Succès. Il est presque populaire à Kingston. […] Bientôt il se reprend au charme des vieux gestes, il décroche son violon, ce violon dont il fut un virtuose. Jean-Sébastien Bach, Beethoven, Mozart et parfois Ludovic Lamothe, bercent ses rêveries d’exilé. […] Mais, hélas, cet artiste est repris par la nostalgie de l’action […] Son incurable enfantillage lui dicte alors la pensée de s’offrir de nouveau au pays, pour diriger ses destinées. Il a une si haute conscience de sa valeur qu’il croit que les autres la perçoivent. Ce don est accueilli par quelque chose de pire que le silence… le ricanement des barbares. Il touche alors le fond du désespoir humain. Il a compris. Il se résigne à mourir drapé dans un silence hautain et se considère comme mort à l’action politique.
«Il partit vers la Havane et enfin vers Paris, où il meurt tout seul, dans une chambre d’hôpital, un soir d’hiver… J’ai souvenance, mon cher docteur, qu’un soir, dans votre villa du Cap, au Carénage, vous me parliez, avec quelle richesse d’images, de la mort que vous eussiez choisie. Eh bien, soyez content, vous n’avez qu’à demi raté votre mort. N’est-ce pas du mal de la patrie que vous êtes mort? […] Va, mon cher Bobo! S’il ne vous a pas été possible de sculpter le réel selon le modèle que vous portiez en vous, vous nous laissez ce beau poème de poésie pure que fut votre vie.»
Sur une note toute personnelle, je dirai que, moi aussi, j’ai cotoyé Bobo d’une certaine manière et qu’il fut même une des grandes figures de ma mythologie enfantine. En effet, je faisais mes devoirs de latin à l’aide d’un dictionnaire Quicherat où le futur grand homme avait fièrement inscrit: «Ce livre appartient à Rosalvo Bobo». Comprenez que Bobo était un lointain cousin de mon grand-père et il n’était pas rare de trouver ses livres à la maison. Comme à cette époque j’étudiais mes leçons dans l’Abrégé d’histoire de Stephen Alexis, on peut deviner mon agitation quand je suis tombé sur la correspondance qu’échangeait celui-ci avec mon grand-père. Stephen Alexis était alors conservateur du Musée national et les deux hommes étaient de férus collectionneurs qui, dans un style tout à fait délicieux, parlaient d’art et de raretés introuvables.
Rescapé de la tuerie de la Prison centrale de Port-au-Prince en 1915, Stephen Alexis était le père de Jacques Stephen Alexis qui fut assassiné par les tontons-macoutes en 1961. Stephen Alexis s’exila alors à Caracas, au Venezuela, où il a suivi son fils dans la mort en 1962. Il avait 72 ans.
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