Par Joseph Harold PIERRE
La conception généralement répandue dans le milieu haïtien et dans la diaspora haïtienne, qui prétend que les Haïtiens en République dominicaine, mis à part les étudiants, ne sont que des miséreux qui sont exploités dans les champs de canne, communément appelés bateys, est complètement éronnée. Pour ma part, il est important de présenter un tableau exhaustif de la situation des Haïtiens dans la République voisine.
Entre 750 000 et un million d’Haïtiens vivent en République dominicaine. Ils forment cinq catégories socio-économiques: une première catégorie comprend les ouvriers des secteurs agricole et de la construction, les petits commerçants et les chauffeurs de taxis (auto et moto) et de « carros » (équivalent de camionnette en Haïti), les ménagères et les gardiens de maison; une seconde constituée d’entrepreneurs; et les trois restants sont des religieux, des étudiants et des professionnels et des artistes. Il est à noter que nombreux sont les Dominicains d’origine haïtienne enrôlés dans l’armée et la police dominicaines.
Une autre donnée non moins importante est que pendant les dernières élections présidentielles dominicaines, 5% de l’électorat était des Dominicains d’origine haïtienne (Paraison, 2012). Toutefois, à l’instar de Peña Gomez, ces citoyens, pour des raisons politiques et historiques, ne veulent pas assumer leur ascendance haïtienne. Ce comportement de la non reconnaissance de l’élément haïtien est aussi observé même chez les politiciens qui en ont grandement bénéficié.
Balaguer s’est toujours servi des Haïtiens lors des élections en République dominicaine. Ses campagnes électorales contre Peña Gomez lors des élections présidentielles de 1990, 94 et 96 axées sur l’origine haïtienne de ce dernier en sont des exemples flagrants. De plus, lors des dernières élections, les deux principaux candidats qui ont reçu les votes des Dominicano-Haïtiens n’ont pas osé s’afficher publiquement avec eux à cause de la pression des secteurs nationalistes (anti-haïtiens) prétextant toujours que la présence haïtienne constitue un danger pour la souveraineté nationale.
Secteur informel
Ce secteur est constitué de la grande majorité des Haïtiens en République dominicaine. D’ailleurs, plus de 90% des travailleurs du secteur agricole sont des haïtiens. Ils sont sous-payés et subissent de grandes injustices. Ils sont si importants pour le secteur agricole que cette année, le président du Conseil des entreprises agricoles (Junta Agro-Empresarial), Osmar Benitez, a demandé aux autorités dominicaines de repenser le mode des rapatriements des illégaux, pour éviter la faillite dudit secteur.
La présence haïtienne est aussi importante dans la construction (l’un des secteurs les plus importants de l’économie dominicaine), car les travaux les plus difficiles sont réalisés par les ouvriers haïtiens. Quant aux petits commerçants, certains vendent en général des vêtements et chaussures usagés, alors que d’autres s’adonnent à la vente de jus et de fruits. Finalement, une bonne partie du personnel de ménage dominicain est haïtienne. Notons également que des chauffeurs haïtiens assurent le transport en commun dans plusieurs villes du pays.
Entrepreneurs
Pour ce qui est de l’entrepreneuriat, le journal Diario Libre (Mejia, 2012) a recensé, en mars de cette année, 11 entreprises haïtiennes réparties comme suit: 4 dans le transport: Terra bus, Capital Coach Line, Transporte Topp et Tortug’Air; trois dans la vente de produits divers: Plaza Kalinda, Office Clip et Joyeria Villa Russo; et les quatre autres restants sont GBG Energy Limited qui est détentrice des pompes à essence Texaco, Auto Haus, Aparta Hotel Narai, et une zone franche à San Isidro (Est de Santo Domingo) pourvoyeuse d’emplois à 2 500 personnes.
De plus, on a dénombré aussi des entreprises de produits alimentaires à capital mixte (haïtien et dominicain). A côté des entreprises recensées par Diario Libre, il en existe d’autres, petites et moyennes, créées par des haïtiens dans des secteurs comme l’export-import, la restauration et les soins de beauté. En 2007, l’économiste José Serulle, alors ambassadeur de la République dominicaine en Haïti, a estimé à plus d’un milliard de dollars les investissements haïtiens en territoire voisin (Espacio Insular, 2007).
La cause principale qui a poussé ces entrepreneurs à investir dans la terre voisine est la sécurité de leurs capitaux (Mejia, 2012). De plus, les nombreuses barrières qui s’érigent à l’implantation d’une entreprise en Haïti démotivent les investisseurs. D’après le rapport Doing Business 2012 de la Banque mondiale, le processus pour ouvrir une entreprise en République dominicaine comprend 7 étapes et prennent 19 jours; en Haïti, on compte presque le double, soit 12, et la durée est de 105 jours, soit 4,53 fois plus longue.
Toutefois, des barrières s’érigent des deux côtés. On peut citer à titre d’exemple les obstacles auxquels est confronté la famille Cardoso pour l’obtention des permis des ministères de l’Environnement et du Tourisme pour un projet touristique; la décision du ministère de l’Agriculture dominicain d’établir un contrôle de supervision qui va au-delà des normes internationales, empêchant ainsi l’importation de mangues haïtiennes; et les tarifs douaniers exorbitants appliqués à l’importation des produits haïtiens, dont le Rhum Barbancourt. A l’occasion, il est bon de rappeler que le président Danilo Medina a inclu dans son agenda politique la signature d’un accord de libre-échange avec Haïti. Au gouvernement haïtien de jouer et de bien jouer!
Le nouveau President Dominicain Danilo Medina
Etudiants et professionnels
Le groupe formé d’étudiants et de professionnels joue un rôle important dans la projection d’une nouvelle image d’Haïti en République dominicaine. Leurs dépenses constituent un apport non négligeable à l’économie dominicaine. Au passage, j’annonce que je publierai très prochainement un article exclusif sur les étudiants. Quant aux professionnels, ils travaillent pour la plupart dans des centres d’appel et dans l’enseignement des langues au niveau du secondaire; d’autres sont dans des ONG. Les fonctionnaires publics et ceux qui enseignent dans les universités représentent une très faible quantité (moins d’une quinzaine).
Religieux et artistes
Quant au groupe de religieux, nombreux sont des prêtres, des religieux/ses et des pasteurs haïtiens qui travaillent en République dominicaine. Un groupe considérable de jeunes des deux sexes est en train de se former dans la même voie. Le groupe des artistes est composé principalement de peintres et de petits groupes musicaux qui font danser les jeunes. Parmi eux, il y a lieu de citer Fritzner Cedon, reconnu pour la promotion de la peinture haïtienne.
Organisation de la diaspora haïtienne en République dominicaine
Feue Sonia Pierre
Bien qu’il soit très loin de parler d’une communauté haïtienne en République dominicaine, à cause d’un manque de cohésion entre les différents groupes sociaux, il faut quand même reconnaître les efforts qui sont en train d’être faits pour créer un certain esprit d’appartenance à un même groupe entre les Haïtiens. Depuis les années 80, près d’une dizaine d’ONG ont vu le jour dans la communauté, dont le Mouvement des Femmes Dominicano-Haïtiennes (MUDHA) fondée par feue Sonia Pierre (femme vaillante qui a lutté corps et âme pour la reconnaissance des dominicano-haïtiens par l’Etat dominicain), et la Fondation Zile fondée par Edwin Paraison (connu pour ses travaux auprès des Haïtiens) qui a organisé la journée de la diaspora le 20 avril dernier comme espace d’intégration de nos ressortissants.
L’ambassade d’Haïti en République dominicaine est devenue de plus en plus active dans son rôle d’accompagnatrice de nos compatriotes. Les prises de position dans la presse parlée et écrite de l’ambassadeur, le Dr Fritz Cinéas, en leur faveur, peuvent en témoigner. En outre, plus d’un parle du bon accueil qu’ils reçoivent à l’ambassade et de leur satisfaction pour son réaménagement, ce qui contribue à projeter une nouvelle image d’Haïti en République dominicaine. Il est bon aussi de souligner les différentes associations des étudiants haïtiens.
L’ambassadeur Fritz Cineas
Conclusion
Contrairement à la conception traditionnelle réduisant les Haïtiens aux coupeurs de canne, les champs dans lesquels se débrouillent nos compatriotes en République dominicaine sont très variés. Ils ne sont plus que des moun nan batey, mais des membres de la diaspora qui apportent leur contribution, si maigre soit-elle, aux transferts que reçoit notre Haïti chérie.
Références
Espacio Insular (2007, 22 juillet). Inversiones haitianas en la República Dominicana ascienden a más mil millones de dólares, afirma el embajador José Serrulle Ramia.
MEJIA M. (2012, 23 mars). Empresarios de Haití invierten en RD por seguridad de capital. Diario Libre.
PARAISON E. (2012, 31 mai). Relations haïtiano-dominicaines et diaspora haïtienne en République dominicaine. Plan d’actions Fondation Zile 2012-2016 pour un changement de paradigme. Version renouvelée d’une conférence donnée en 2006 à Curaçao pour la Journée internationale de la Migration
Joseph Harold PIERRE, M.A., M.Sc. – économiste et politologue