Le coin de l’histoire : Dessalines, Boyer, Hérard, Soulouque, Geffrard et les Dominicains,par Charles Dupuy
par Charles Dupuy
Note de la rédaction
A la lumière des récents evènements en République Dominicaine, allant de la dénationalisation de centaines de milliers de dominicains d’origine haitienne aux expulsions en masse, j’ai demandé à notre ami, l’éminent historien Charles Dupuy, de remonter aux origines de ce phénomène connu comme « antihaitianismo » pour mieux appréhender l’animosité profonde d’une partie non-négligeable de la société dominicaine à l’endroit de la Republique d’Haiti et de tout ce qu’elle représente.
Focalisant mon analyse des relations haitiano-dominicaines sur le président haitien Jean-Pierre Boyer qui gouverna l’ile d’Haiti ou Hispaniola,c’est a-dire les deux nations, de 1818 a 1843, j’ignorais les détails des différentes tentatives de subjugation de la république voisine par différentes administrations haitiennes, de Jean-Jacques Dessalines (1804-1806) a Faustin Soulouque (1847-1859).Boyer, dans la psyché haitienne, fut un obscurantiste qui nous légua l’ignoble dette de l’indépendance, mais il est aussi tristement célèbre pour avoir prétendument rétorqué a son secretaire general (chief of staff) , Balthazar Inginac, qui lui proposait de batir des écoles secondaires dans tout le pays que « semer l’instruction c’est semer la révolution ».
Par dela la vision simpliste et coloriste que semble inspirer la précarité de la situation de nos compatriotes en terre voisine, on ne saurait ignorer,sous peine de cécité intellectuelle, les causes basiques et fondamentales qui ont accouché de la conjoncture dans laquelle nous évoluons présentement.
Avec le brio qu’on lui connait, dans un style clair et concis, sans hargne ni parti pris,Charles Dupuy nous fait voyager dans le temps et décortique les antécédents historiques qui ont produit l »antihaitianismo » en République Dominicaine ou nos ancètres n’ont pas toujours été des occupants modèles…
Kern Grand-Pierre
Jean Jacques Dessalines(1804-1806)
Pendant que Jean-Jacques Dessalines gouvernait Haïti, le général français, Jean-Louis Ferrand, dirigeait Santo-Domingo en dictateur tout-puissant. Ferrand invitait les jeunes Français des îles avoisinantes et les soldats rescapés de l’armée expéditionnaire à le rejoindre afin de reconquérir Saint-Domingue. Dessalines se tenait prudemment sur ses gardes jusqu’au jour où Ferrand passa un décret autorisant tout Français vivant dans la partie de l’Est à capturer les Haïtiens et à les réduire en esclavage. Il fallait ramener à la raison cet encombrant voisin.
Dessalines traversa la frontière par le sud et, le 4 mars 1805, les colonnes avancées de l’armée haïtienne campaient devant Santo-Domingo. Les troupes de Christophe, y arriveront le 7 mars et quand Geffrard fit sa jonction cinq jours après, trente mille soldats haïtiens assiégeaient la ville de Santo-Domingo. Il se trouve cependant que pour mener une aussi rapide incursion offensive, l’armée haïtienne ne s’était pas embarrassée de son artillerie. Cette erreur la forçait donc à reporter son attaque quand, le 27 mars, une escadre française commandée par l’amiral Messiessy arrivait au secours de la capitale menacée.
Convaincu qu’il s’agissait de la nouvelle armée expéditionnaire de Napoléon, Dessalines ordonna à ses troupes de se replier en toute hâte vers l’ouest, afin de protéger les villes et combattre l’envahisseur. Sur le chemin du retour, Dessalines exercera les plus horribles représailles contre la population de l’Est, fusillades, pendaisons, prises d’otages, viols, pillage, incendie des habitations, destruction du gros et du menu bétail… Cette retraite des troupes haïtiennes permit au général Ferrand de poursuivre sa dictature dans la partie de l’Est jusqu’au moment où, en 1808, il se suicida.
Riviere Herard(1843-1844)
La France perdra la partie de l’Est au bénéfice de l’Espagne en 1814. Insatisfaits de l’administration espagnole, les habitants l’avaient renversée dès 1821, et, sous l’impulsion de José Nunez de Càceres, se déclaraient protectorat de la grande Colombie sous le nom d’Haïti espagnole. L’opinion restait cependant divisée en différentes tendances, à côté des partisans du protectorat, il y avait les indépendantistes, et même aussi un Parti haïtien préconisant l’union pure et simple avec la République d’Haïti. Pour répondre à l’appel de ces «unionistes», le président d’Haïti, Jean-Pierre Boyer divisa son armée en deux colonnes qui franchirent la frontière au début de février 1822. Lorsque ces vingt mille soldats arrivent devant Santo-Domingo, le gouverneur de Càceres, s’empressa de remettre les clefs de la ville au président Boyer, scellant cette union pacifique des deux pays qui allait durer vingt-deux ans.
Boyer prétendait entrer à Santo-Domingo non pas avec les sentiments d’un conquérant, «mais plutôt, disait-il, ceux d’un père, d’un frère, d’un ami qui venait embrasser avec tout l’épanchement du cœur les nouveaux Haïtiens qui s’étaient réunis à la famille». Cette fusion des cœurs et des esprits n’allait toutefois pas durer bien longtemps. C’est d’abord la population de l’Est qui, très vite, commença par déchanter devant les abus de Port-au-Prince qui considérait la vaste partie espagnole comme un pays conquis au profit de sinécuristes jouisseurs lesquels s’octroyaient des postes administratifs prestigieux et gouvernaient la plupart du temps avec l’arrogance de pachas despotiques. De plus, Boyer allait multiplier les gestes impopulaires auprès des Frères de l’Est. Il expulsait le vicaire apostolique nommé par Pie VII, décrétait la confiscation des biens de l’Église alors que la vie politique de la partie de l’Est était soumise au strict contrôle de l’archevêque de Santo-Domingo, lequel exerçait les fonctions officieuses d’un véritable chef d’État.
Les maladresses se multipliaient et c’est finalement le clergé de Santo-Domingo qui prit la direction de l’opposition contre l’administration haïtienne. Avec leur emprise sur les affaires politiques du pays, ces prêtres, des moines dominicains pour la plupart, machineront la séparation des deux États, donneront même le nom de leur congrégation religieuse à la nouvelle république qui sortira de la lutte pour l’indépendance menée contre Haïti. Cette guerre fut conduite par des jeunes gens issus de la petite bourgeoisie libérale regroupés dans La Trinitaria, une société secrète dirigée par Juan Pablo Duarte.
Sur les plans politique et social, ce pays différait profondément d’Haïti. Alors que l’économie d’Haïti reposait sur sa petite paysannerie, celle de l’Haïti espagnole appartenait essentiellement à une classe de grands propriétaires de bétail s’adonnant à l’élevage extensif sur des domaines immenses. Les deux pays différaient également par leur composition démographique. Dans l’Est, ce sont les sang-mêlé qui prédominent, les éléments noirs et blancs n’y figurant chacun que pour un quart de la population (15% de Blancs, 25% de Noirs, 60% de métis). La question linguistique constituait un autre obstacle sérieux à cette association politique, les Haïtiens pratiquent les langues française et créole à côté de ces provinces orientales exclusivement hispanophones. Après une courte guerre contre les autorités de Port-au-Prince, les révolutionnaires fondaient la République dominicaine le 27 février 1844. La République dominicaine, qui adoptera pour drapeau les couleurs haïtiennes traversées d’une grande croix blanche, reste un des rares pays latino-américains à avoir obtenu son indépendance après une campagne militaire sécessionniste.
Juan Pablo Duarte
Ajoutons à cela l’obscurantisme de Boyer qui heurta l’élite dominicaine. Professant que les «améliorations sont l’œuvre du temps», il fermera systématiquement toutes les écoles du pays. Tout le système éducatif mis en place par Christophe fut mis en pièces et aucune des institutions d’enseignement fondées par ce dernier ne survécut, pas même l’Académie royale (équivalent actuel de nos universités) qu’il transforma en casernes pour ses soldats et en écuries pour leurs chevaux. Dans la foulée, et sous prétexte qu’elle lui coûtait trop cher, Boyer osa fermer la vénérable université de Santo-Domingo, la plus ancienne du continent américain, pour la remplacer par une petite école primaire. L’éducation des masses se trouvait négligée parce que les dirigeants de l’époque étaient persuadés que la diffusion de l’instruction parmi les classes populaires représentait une menace pour l’ordre social. Boyer révoquait sans état d’âme les fonctionnaires aux idées libérales emprisonnait tous les opposants qui osaient lui reprocher son absence d’ouverture, son manque d’initiative et l’immobilisme de son administration.
Après le renversement de Boyer, son remplaçant, Rivière Hérard se rendit en tournée dans la partie orientale de l’île où il fut accueilli par une population carrément antipathique au gouvernement de Port-au-Prince. À ces manifestations d’hostilité, le nouveau président répondit par une quantité d’arrestations vengeresses qui achevèrent de discréditer l’administration haïtienne auprès des Frères de l’Est. Le 27 février 1844, éclatait à Santo-Domingo l’inévitable insurrection qui allait provoquer la séparation du territoire dominicain de la République d’Haïti. Abandonnant les affaires courantes de l’État à Hérard Dumesle, Rivière Hérard lança trois corps d’armée contre les rebelles séparatistes dominicains. Ces derniers furent partout refoulés, battaient en retraite lorsque l’armée du Nord, commandée par Jean-Louis Pierrot, échoua dans son attaque contre la ville de Santiago de los Caballeros. Convoqué par le président Hérard, le général Pierrot qui pressentait sa disgrâce, proclama la scission du Nord le 25 avril 1844 et, plein de ressentiments, se cantonna au Cap-Haïtien. Quand, devenu président, Pierrot annonça dans sa proclamation officielle du 1er janvier 1846, son intention de reprendre la guerre contre les Dominicains sous prétexte que ces derniers avaient osé attaquer les villes de Hinche et de Lascahobas, l’état-major de l’armée, se souvenant de l’incompétence militaire du général Pierrot, décréta sa destitution et le remplaça par le général Riché.
Peu d’années après son arrivée au pouvoir, Soulouque décidait d’aller reconquérir la partie de l’Est. Le 9 mars 1849, à la tête d’une armée de quinze mille hommes, il pénétrait en territoire dominicain. Les troupes haïtiennes défonçaient partout la résistance des séparatistes, avançaient en semant la panique et l’effroi chez les malheureux Frères de l’Est. Un mois après, affrontant des problèmes logistiques insurmontables, mal ravitaillée, mal commandée, l’armée de Soulouque perdait son avantage et subissait l’humiliante défaite de la bataille d’Ocoa. Le 6 mai, le président haïtien rentrait piteusement à Port-au-Prince avec les restes de son armée vaincue.
Le fiasco de cette campagne n’aura pas beaucoup refroidi Soulouque dans ses projets de reconquête. Il entreprit donc une très habile offensive diplomatique afin de convaincre les Frères de l’Est de retourner dans l’union. Il alla jusqu’à leur promettre une sorte de confédération et le respect de leurs «us et coutumes» particuliers, mais les Dominicains n’entendaient pas se soumettre aux volontés d’un despote sanguinaire et voulaient plus que tout s’affranchir d’une domination étrangère qu’ils détestaient. Ils redoutaient une nouvelle offensive de l’empereur haïtien, appréhendait suffisamment ses accès subits de rage homicide pour le dénoncer dans toutes les chancelleries étrangères et réclamer la protection des grandes puissances. Sensibles à ces arguments, la France et la Grande-Bretagne, pencheront désormais en faveur des séparatistes dominicains. En décembre 1855, Soulouque envahissait les provinces de l’Est. Malgré la sinistre expérience de la première campagne, les troupes haïtiennes, après les succès fulgurants des premières attaques, subiront une succession de revers déshonorants, en particulier ceux de Sabana Mula et de Sabana Larga, qui les forceront à retraiter en catastrophe vers la frontière. Toutes ces ruineuses entreprises guerrières répandent la misère publique, détériorent le climat politique et discréditent le gouvernement impérial. Ces hostilités, longues de deux mois, déversent dans le pays leurs cortèges de vétérans invalides, tandis que l’armée demeure sur le qui-vive depuis les sévères purges ordonnées par Soulouque après sa déconvenue militaire.
Les troupes d’élite du président Geffrard, Les Tirailleurs de la Garde se rendaient dans la partie de l’Est afin de soutenir les Dominicains en lutte contre l’Espagne qui avait repris possession de sa colonie. De retour à Port-au-Prince, ils défilaient musique en tête au grand ravissement de la foule avec des gerbes de drapeaux pris à l’ennemi. Les rebelles dominicains trouvaient soutien, refuge et protection en territoire haïtien. Haïti s’engageait sans équivoque dans ce combat contre le colonisateur espagnol parce qu’elle redoutait plus que tout de devoir partager la souveraineté de l’île avec une grande puissance impériale. En représailles, une escadre espagnole commandée par l’amiral Rubalcava vint réclamer le paiement d’une indemnité de deux cent mille piastres, un salut de vingt et un coups de canon au drapeau espagnol et l’interdiction à la presse haïtienne de s’occuper des affaires de l’Est. Devant ces arguments de la diplomatie des canonnières, Geffrard s’inclina après avoir négocié toutefois, une réduction du montant des dédommagements. L’opinion publique, indignée, condamna sévèrement le président de la part duquel on attendait une attitude un peu plus ferme face à cet acte de grand banditisme international.
À partir de ces événements, Geffrard déclencha une grande offensive diplomatique que conduira le ministre d’Haïti en Espagne, M. Thomas Madiou. Alors que celui-ci entamait de laborieuses négociations avec la Régente Marie-Christine, en Haïti, le colonel Ernest Roumain présidait une commission de conciliation entre les insurgés dominicains et les représentants de Madrid. Ces initiatives se révéleront finalement payantes puisque c’est l’un des secrétaires du président Geffrard, le jeune Jean-Pierre Boyer Bazelais, qui rédigea l’acte diplomatique signé à Port-au-Prince en 1865 par les représentants des rebelles dominicains et ceux de la Cour d’Espagne qui entérinait, et cela de manière définitive, l’indépendance de la République dominicaine.
Charles Dupuy
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Une Réponse à Le coin de l’histoire : Dessalines, Boyer, Hérard, Soulouque, Geffrard et les Dominicains,par Charles Dupuy