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Avec sa population en butte à la maladie, à l’ignorance et à la misère, Haïti n’en fut pas moins l’économie esclavagiste la plus florissante de la planète, la plus prospère des colonies françaises et mieux encore, la plus riche colonie de toute l’histoire des colonisations. À lui seul, Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti, produisait plus que Cuba, plus que la Jamaïque, plus que la Martinique et la Guadeloupe, bref, plus que toutes les autres îles de l’archipel réunies. Elle était «la perle des Antilles». L’Angleterre aura sacrifié douze mille soldats en tentant d’arracher la colonie de Saint-Domingue à la France et la France aura perdu trente-cinq mille hommes en voulant la conserver sous sa domination. Pas étonnant qu’en 1763, lors de la signature du Traité de Paris, le duc de Choiseul, sans hésiter, préféra garder Saint-Domingue et laisser le Canada aux Anglais. Pour cette Haïti qui, au sortir de son indépendance, était le cinquième partenaire commercial des États-Unis, qui était suffisamment riche pour que Christophe entame les négociations avec Madrid en vue d’acheter de la partie de l’Est, être aujourd’hui considéré comme «le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental», c’est vraiment tomber bien bas.
La déchéance économique d’Haïti s’explique par le paiement de la dette de l’indépendance, soixante millions de franc-or, une indemnité qu’elle a versé de 1833 à 1883, soit pendant cinquante ans aux anciens colons français. Si Haïti est pauvre aujourd’hui c’est aussi parce que pendant tout un siècle elle aura subi la scélérate «industrie des réclamations» consistant pour tout négociant étranger à faire appel aux canonnières de son pays afin de rançonner l’État haïtien en exigeant des réparations financières pour de prétendus dommages causés à ses établissements de commerce.
À cela il faut aussi ajouter, bien entendu, nos guerres civiles presque toutes financées, disons-le, par le capital étranger, ce grand fomentateur de l’agitation séditieuse au pays et puis enfin, bien sûr, la corruption, les calamités naturelles et nos querelles intestines.
Un exemple assez démontratif des piteux résultats auxquels peuvent aboutir nos divisions politiques restera la journée du 22 septembre 1883, lorsque, pour se venger de quelques jeunes libéraux qui avaient osé attaquer l’hôtel de l’Arrondissement, le président Salomon, ordonna le pillage et l’incendie du quartier des affaires de Port-au-Prince. Pendant trois jours durant les commerces et les habitations (bourgeoises) seront mis à sac dans la capitale. Il aura fallu un ultimatum des capitaines de bateaux qui mouillaient dans la rade pour arrêter le carnage. Évidemment, la bourgeoisie haïtienne ne devait jamais se remettre de cette catastrophe, de ce grand incendie accompagné de saccages, de viols et de massacres.
Après ces terribles journées, les commerçants étrangers se substitueront aux Haïtiens et deviendront les seuls détenteurs du capital en Haïti. Comprenez que l’État haïtien avait dû céder aux exigences consulaires et payer en manière de réparation la somme (assez faramineuse pour l’époque) de 588,418 gourdes aux petits commerçants belges, danois, français, espagnols et anglais qui se prétendirent victimes de pillage et purent, dès lors, s’emparer du marché, prospérer le plus grassement du monde, alors que leurs concurrents haïtiens subissaient la déroute financière et déclaraient faillite. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui en Haïti, l’argent, le gros du capital est détenu pour l’essentiel par des citoyens étrangers alors que les Haïtiens sont réduits à jouer les seconds rôles dans leur propre pays, un pays qu’ils avaient pourtant fondé en 1804 pour réussir, s’enrichir et s’épanouir librement.
Il ne faudrait pas croire que la catastrophe du 22 septembre 1883 soit un phénomène exceptionnel en Haïti. Bien au contraire, il s’agit d’une coutume très bien installée dans nos mœurs politiques que de favoriser les étrangers au détriment de nos compatriotes. Souvenons-nous de l’affaire Darfour. Parce que ce dernier se voulait le défenseur des gens d’affaires haïtiens, de la bourgeoisie nationale naissante, parce qu’il se demandait si Haïti était devenue une sorte particulière de colonie qui donnait tout aux étrangers et rien à ses propres citoyens, parce qu’il accusait le président Boyer de vendre ni plus ni moins le pays aux Blancs, celui-ci réagit en ordonnant de «frapper le coupable du glaive terrible de la justice». Félix Darfour fut donc arrêté, condamné à mort le lendemain et le surlendemain il était exécuté. C’était le 2 septembre 1822. Voilà comment Boyer traitait ceux qu’il appelait les «factueux et les pervers». Autrement dit, ceux qui défendaient les intérêts et privilèges des Haïtiens, de leurs compatriotes.
Pendant plus d’un siècle nous aurons tout donné aux étrangers. Nous avons confié le contrôle de nos recettes douanières à une banque privée française que nous avons officiellement érigée en trésorière de l’État haïtien. Nous avons accordé le demi-tarif aux commerçants français qui pouvaient dédouaner la marchandise importée en payant seulement la moitié des droits, alors que son concurrent haïtien devait acquitter le plein tarif. Tout au long du XIXème siècle, nous aurons eu à payer plus de trois millions de dollars américains en demande d’indemnité à des commerçants étrangers. Citons parmi ces derniers les Allen, les Maunder, les van Bokkolen, les Dieckman, les Stapsehorst, les frères Peters et, bien sûr, le fameux Émile Luders, qui tous, se seront enrichis à nos dépens. Notons en passant que ces expéditions d’extorsion cesseront en 1915, et cela, dès le début de l’Occupation américaine. Maintenant qu’Haïti était placée sous la tutelle d’une grande puissance, plus aucun pays n’osait venir rouler les mécaniques en envoyant ses dreadnought dans la rade de Port-au-Prince.
À considérer toutes ces scandaleuses concesssions faites par nos gouvernements aux étrangers et cela au mépris des intérêts des Haïtiens, il ne peut venir à l’esprit que ce cri du cœur d’un Jean-Jacques Dessalines inquiet, mais combien visionnaire, qui, après l’indépendance, se demandait s’il en resterait un peu, juste un peu, pour ceux dont les pères sont en Afrique.
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