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L’Élite au pouvoir

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par C. Wright Mills
Traduit de l’anglais par André Chassigneux

Nouvelle édition revue et actualisée ; notamment complétée par une annexe qui rassemble les réponses de l’auteur aux critiques de tous ordres suscitées par son ouvrage.

L’élite au pouvoir est composée d’hommes dont la position leur permet de transcender l’univers quotidien des hommes et des femmes ordinaires ; ils sont en position de prendre des décisions aux conséquences capitales. Ils commandent les principales hiérarchies et organisations de la société moderne. Ils font marcher la machine de l’État et défendent ses prérogatives. Ils dirigent l’appareil militaire. Ils détiennent les postes de commandement stratégiques de la structure sociale, où se trouvent centralisés les moyens efficaces d’exercer le pouvoir et de devenir riche et célèbre.
Ce livre offre des outils pour penser les catégories dirigeantes : différenciées à leur base, elles s’imbriquent à leur sommet et dépossèdent le grand public de son pouvoir sur la vie démocratique. Cette élite est clientéliste, clanique et corrompue. Le livre détaille les conditions qui permettent à une telle situation de perdurer et entend expliquer comment le débat public se restreint souvent à un débat entre prescripteurs d’opinions.
 
L’économie, jadis composée d’un semis de petites unités de production fonctionnant en équilibre autonome, est à présent dominée par deux ou trois cents entreprises géantes, unies entres elles par des liens administratifs ou politiques, qui détiennent ensemble les clés des décisions économiques.
L’ordre politique, jadis composé de quelques douzaines d’États décentralisés, reliés par une moelle épinière fragile, est devenu un appareil exécutif centralisé, qui a absorbé entre ses mains de nombreux pouvoirs autrefois éparpillés, et qui pénètre aujourd’hui dans les moindres recoins de la structure sociale.
L’ordre militaire, qui était jadis une administration peu importante, dans une ambiance de méfiance entretenue par les milices des États, est devenu le secteur le plus vaste et le plus coûteux du gouvernement, et, bien que fort habile dans l’art souriant des relations publiques, il a aujourd’hui toute l’efficacité menaçante et maladroite d’une bureaucratie tentaculaire.
Dans chacun de ces domaines institutionnels, les moyens de pouvoir dont disposent les responsables ont augmenté dans d’énormes proportions ; leur pouvoir central exécutif s’est amplifié ; à l’intérieur de chacun d’entre eux, l’on a mis au point un système d’administration moderne de plus en plus rigide.
À mesure que chacun de ces domaines s’élargit et se centralise, les conséquences de ses activités s’amplifient, et les relations qu’il a avec les deux autres ordres se font plus nombreuses. Les décisions prises par une poignée d’entreprises privées influencent non seulement l’économie mondiale, mais aussi les évènements militaires et politiques. Les décisions de l’administration militaire affectent gravement la vie politique, et le niveau de l’activité économique. Les décisions prises dans le domaine politique déterminent les activités économiques et les programmes militaires. Il n’y a plus d’un côté une économie, et de l’autre un ordre politique renfermant un appareil militaire sans rapport avec la politique ni avec les puissances d’argent. Il y a une économie politique unie par d’innombrables liens aux institutions et aux décisions militaires. Des deux côtés de la ligne de démarcation mondiale qui traverse l’Europe centrale et passe par les confins de l’Asie, les structures économiques, militaires, et politiques s’entrecroisent de plus en plus. S’il y a une intervention du gouvernement dans l’économie de l’entreprise, il y a aussi une intervention de l’entreprise dans le processus de gouvernement. Au sens structural, ce triangle du pouvoir est à l’origine de l’entrecroisement des directoires qui joue un rôle essentiel dans la structure historique du présent.
Cet entrecroisement se manifeste clairement à chaque période de crise que subit la société capitaliste moderne : dépression, guerre, et prospérité. Dans chacune de ces circonstances, les hommes au pouvoir prennent conscience de l’interdépendance des grands ordres institutionnels. Au XIXe siècle, où toutes les institutions étaient d’une échelle plus petite, elles s’intégraient de façon libérale dans l’économie automatique par le jeu autonome du marché, et dans le système politique automatique par le marchandage et le scrutin. L’on posait alors en principe que du déséquilibre et de la friction provoqués par les décisions d’importance limitée qu’on pouvait prendre à l’époque, un nouvel équilibre finirait par sortir. Ce principe n’est plus valable aujourd’hui, et les hommes qui dirigent les trois hiérarchies dominantes n’y croient pas.
En effet, étant donné le champ de leurs conséquences, les décisions et les indécisions de chacun des trois ordres retentissent sur les deux autres, et par conséquent les décisions au sommet sont soit soumises à une coordination, soit confiées à une indécision supérieure. Il n’en a pas toujours été ainsi. Quand l’économie, par exemple, était composée d’une masse de petits entrepreneurs, beaucoup d’entre eux pouvaient faire faillite sans que les conséquences se fassent sentir ailleurs qu’à l’échelon local ; les autorités politiques et militaires n’avaient pas à intervenir. Mais aujourd’hui, étant donné les programmes politiques et les engagements militaires, ces autorités peuvent-elles se permettre de laisser ruiner par une crise certaines unités essentielles de l’économie privée ? Elles interviennent de plus en plus dans les affaires économiques, et, ce faisant, les décisions importantes dans chaque ordre sont contrôlées par les agents des deux autres, et les structures économique, militaire, et politique s’enchevêtrent.
Au pinacle de chacun de ces trois domaines élargis et centralisés sont apparus les hommes qui constituent les élites économique, politique, et militaire. Au sommet de l’économie, parmi les riches de l’entreprise, se trouvent les présidents-directeurs généraux ; au sommet de l’ordre politique, les membres du directoire politique ; au sommet de l’appareil militaire, l’élite de soldats-hommes d’État groupés autour des chefs d’état-major et de l’échelon supérieur du commandement. À mesure que ces trois domaines coïncident, et que le champ de leurs décisions s’élargit, les chefs des trois ordres – seigneurs de la guerre, dirigeants d’entreprise, et directoire politique – tendent à s’unir pour former l’élite du pouvoir en Amérique.
***
1. Nous savons que les hommes ont fortement tendance à choisir les media dont le contenu s’accorde avec leurs idées. Il se produit une sorte de sélection des opinions nouvelles en fonction des opinions anciennes. Personne ne semble rechercher les contre-affirmations que d’autres media peuvent proposer. Les émissions de radio, les magazines et les journaux ont souvent un public assez cohérent, et ils peuvent ainsi renforcer leurs messages dans l’esprit de ce public.
2. L’idée de faire jouer les media les uns contre les autres suppose que les media ont vraiment des contenus différents. Elle suppose une véritable concurrence, qui n’existe généralement pas. Les media se donnent une apparence de variété et de concurrence, mais si l’on y regarde de près, leur concurrence se fait sous forme de variations sur quelques thèmes standardisés, et non sous forme de conflits d’opinion. Il semble que la liberté de soulever réellement les problèmes soit de plus en plus l’apanage exclusif des petits groupes d’intérêts qui ont continuellement et facilement accès à ces media.
3. Non seulement les media se sont infiltrés dans notre expérience des réalités externes, mais ils ont pénétré jusque dans l’expérience que nous avons de notre moi. Ils nous ont donné de nouvelles identités et de nouvelles aspirations vers ce que nous voudrions être et vers ce que nous voudrions paraître. Dans les modèles de comportement qu’ils nous proposent, ils offrent un ensemble de critères nouveau, plus vaste et plus souple, pour évaluer notre moi. En utilisant les termes de la théorie moderne du moi, nous pouvons dire que les media mettent le lecteur, l’auditeur, le spectateur en contact avec des groupes de référence plus vastes et plus haut placés – groupes réels ou imaginés, perçus directement ou par personne interposée, connus personnellement ou d’un coup d’oeil distrait – qui servent de miroir à son image de lui-même. Les media ont multiplié le nombre de groupes auprès desquels nous cherchons une confirmation de l’image que nous avons de notre moi.
Allons plus loin :
— les medias disent à l’homme de la masse qui il est – ils lui donnent une identité ;
— ils lui disent qui il veut être – ils lui donnent des aspirations ;
— ils lui disent comment y arriver – ils lui donnent une technique ;
— ils lui disent comment avoir l’impression d’y être arrivé même quand il n’a pas réussi
— ils lui donnent l’évasion.
Le fossé qui sépare l’identité et l’aspiration conduit à la technique et/ou à l’évasion. C’est probablement la formule psychologique fondamentale des media de masse à notre époque. Mais cette formule n’est pas en harmonie avec le développement de l’être humain. C’est la formule d’un pseudo-univers que les media inventent et entretiennent.
4. Les media de masse, tels qu’ils existent généralement aujourd’hui, et surtout la télévision, empiètent souvent sur la discussion en petit groupe et détruisent la possibilité d’un échange d’opinion raisonnable, réfléchi et humain. Ils sont en grande partie responsables de la destruction de la vie privée au vrai sens humain de ce mot. C’est pour cette raison majeure que non seulement ils ne peuvent pas avoir une influence éducative, mais ont même une influence néfaste : ils ne formulent pas pour le spectateur ou pour l’auditeur les sources générales de ses tensions et de ses angoisses intimes, de ses mécontentements informulés et de ses espoirs à demi conscients. Ils ne permettent pas à l’individu de transcender son milieu étroit ni de préciser la signification intime de ce milieu.
Les media nous proposent beaucoup d’informations et de renseignements sur ce qui se passe dans le monde, mais ils permettent rarement à l’auditeur ou au spectateur d’établir un véritable lien entre sa vie quotidienne et ces réalités plus vastes. Ils ne relient pas les informations qu’ils donnent sur les problèmes publics aux difficultés ressenties par l’individu. Ils ne facilitent pas l’analyse rationnelle des tensions, celles de l’individu ou celles de la société qui se reflètent dans l’individu. Au contraire, ils le distraient et l’empêchent de comprendre son moi ou son monde, en fixant son attention sur des agitations artificielles qui, dans le cadre de l’émission, se résolvent soit par une action violente soit par ce qu’on appelle humour. Bref, elles ne sont jamais résolues pour le téléspectateur. La principale tension des media, et leur principal élément de distraction, est le conflit entre le désir de posséder certains biens de consommation ou certaines femmes considérées généralement comme belles, et le fait qu’on ne les possède pas. Il y a presque toujours une atmosphère générale de distraction animée, d’agitation dramatique, mais elle ne mène nulle part et ne débouche sur rien.
 
Universitaire américain atypique, Charles Wright Mills fut une icône de la gauche intellectuelle des années 1960. Personnalité excessive, mort à quarante-cinq ans d’une crise cardiaque, il ne dépareillait pas d’un James Dean ou d’un Jack Kerouac. Peu de chose inclinait pourtant ce fils d’un agent d’assurances à se muer en une égérie de la sociologie critique.
 
Membre du Centre de sociologie européenne, François Denord, qui a préfacé et actualisé ce livre, travaille sur les idéologies économiques et la structure des élites dirigeantes en France.

 

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