Le coin de l’histoire,par Charles Dupuy : Salnave, Domingue, Hyppolite, Leconte, Borno et les Dominicains
Sylvain Salnave (1867-1870)
Le 19 décembre 1869, fuyant le Palais en flammes, le président Salnave avec une troupe d’environ mille fidèles, où l’on pouvait compter des femmes et des enfants, se rendit à Turgeau, chez le consul général des États-Unis, M. Eben-Ezer Don Carlos Bassett, un Noir américain, qui leur fit comprendre qu’il ne pouvait pas les accueillir puisque dans sa cour s’entassaient déjà des centaines de réfugiés. Refusant d’abandonner ses compagnons d’armes qui le pressaient pourtant d’entrer se mettre à l’abri, Salnave choisit d’aller avec eux vers la République dominicaine. Traqué par les soldats haïtiens, Salnave traversera la frontière à Azua où, après une résistance désespérée, il se fera capturer dans l’après-midi du 8 janvier 1870 par les hommes du général rebelle dominicain Jose Maria Cabral. Cabral dirigeait une révolution contre le président Buenaventura Baez, un allié politique et ami de Salnave.
Rapidement remis aux nouvelles autorités haïtiennes par le général Cabral, le président Salnave, blessé et le bras en écharpe, fut conduit à la Croix-des-Bouquets où ses compagnons Saint-Lucien Emmanuel, Alfred Delva, Jean-Baptiste Errié, Ulysse Obas, Pierre-Paul St-Jean et son aumônier, l’abbé Jean Buscail, furent sommairement exécutés devant lui. C’était le début de ces sanglantes représailles politiques qui allaient se poursuivre pendant des mois. Après qu’on lui eût infligé l’épreuve d’une longue promenade à pied dans les rues de la capitale incendiée, Salnave, à qui l’État haïtien ne devait pas moins de cinq mois de salaire, sera jugé et, malgré les prouesses oratoires de ses avocats, condamné à mort par un tribunal militaire.
Salnave sera attaché à un poteau peint en rouge et fusillé dans les jardins du Palais national en ruines. Le peloton d’exécution était commandé par le général Boisrond-Canal. Selon le témoignage du ministre américain Don Carlos Bassett qui assista à la scène, la foule agglutinée à la grille du Palais criait encore «vive Salnave» et lançait les pires insultes aux soldats. Le cadavre de Salnave fut placé dans un tombeau par des femmes du peuple éplorées qui le conduisirent à La Saline où elles l’enterrèrent.
Domingue (1874-1876)
Immédiatement après son entrée en fonction, Domingue s’empressa de rencontrer son homologue dominicain, Gonzalès, avec lequel il entreprit ces laborieuses négociations diplomatiques qui devaient aboutir, le 9 novembre 1874, à la signature d’un traité utis possidetis de paix, d’amitié, de commerce et de navigation entre les deux pays.Sanctionné par l’Assemblée nationale le 20 février 1875, ce premier accord bilatéral entre Haïti et la République dominicaine maintenait les acquisitions territoriales du président Soulouque sur la base des acquisitions mutuelles. Ce traité peut être considéré comme la seule initiative méritoire de ce triste gouvernement Domingue-Rameau dont le bilan global allait se révéler l’un des plus désastreux de toute l’histoire haïtienne.
Hyppolite (1889-1896)
Florvil Hyppolite
Sur le plan diplomatique, la présidence d’Hyppolite fut marquée par sa politique de bon voisinage avec les Dominicains. Le 3 février 1890, le président haïtien rencontrait son homologue dominicain, Ulysses Heureaux, dans la petite ville frontalière de Thomazeau. C’est là que, le 5 février 1890, fut signé la Convention de Thomazeau un protocole de bonne entente et d’entraide réciproque entre les deux pays.
Les deux hommes qui régnaient en maître sur l’île d’Haïti, décidèrent de se rencontrer à nouveau le 18 avril 1893. Il leur tardait de discuter de chauds dossiers diplomatiques comme celui des frontières, des réfugiés politiques et du principe de non-ingérence dans leurs affaires internes. Hyppolite, qui effectuait une tournée d’inspection dans le nord du pays, partit du Cap avec ses ministres Edmond de Lespinasse, Frédéric Marcelin, Fabius Ducasse et Saint-Martin Dupuy sur le Dessalines, pour se rendre dans la baie de Mancenille, juste en face de Fort-Liberté. Peu après, Ulysses Heureaux, Lilis, arrivait à pleine vapeur à bord de l’El Presidente, un des trois navires de guerre rapide qu’il avait commandés spécialement de Grande-Bretagne. La présidence d’Ulysses Heureaux représentait un moment de relative accalmie pour la bouillonnante République dominicaine qui subissait à l’époque une suite ininterrompue de révolutions et qui assistera en 72 ans au passage essoufflant de 43 dictatures militaires. Aussi, il n’est pas étonnant que le caudillo dominicain souhaita la bienvenue au président Hyppolite avec ces mots: «Président, je suis le chef d’un pays pauvre, vous celui d’un pays riche, mais nous avons besoin, l’un et l’autre, de nous entendre.»
Ce jour-là, en effet, les deux dictateurs prirent l’engagement officiel de ne plus tolérer sur les territoires de leur pays les menées d’agitateurs séditieux contre leur gouvernement respectif. La rencontre diplomatique se déroula selon un cérémonial protocolaire grandiose comprenant musique militaire, toasts, salves répétées de canon et feux d’artifice. Les deux chefs d’État semblèrent si bien apprécier leur nouvelle amitié, qu’Ulysse Heureaux refusa de regagner Monte-Cristi avant d’avoir escorté son collègue haïtien jusque dans la baie du Cap, où ils se séparèrent devant la pointe du Picolet, chacun debout sur la dunette de son navire, en se saluant longuement du chapeau. Mentionnons ici que le père d’Ulysse Heureaux était originaire du Cap-Haïtien, que le futur caudillo avait vécu une partie de son adolescence dans cette ville et que les deux hommes étaient en pays de connaissance.
Leconte (1911-1912)
Cincinnatus Leconte appartenait à la bourgeoisie d’affaires et restera d’ailleurs l’un des rares industriels à jamais avoir exercé la présidence d’Haïti, une fonction traditionnellement détenue par les militaires et les professionnels de la politique. Il représentait la classe des négociants haïtiens qui prétendaient subir depuis l’indépendance la compétition déloyale du grand capital étranger et des commerçants blancs systématiquement favorisés par l’État. Leconte apportera à son administration une énergie et un zèle obstinés qu’il dépensait comme on l’avait rarement vu auparavant chez un chef de gouvernement haïtien. Les relations diplomatiques entre Haïti et la République dominicaine s’étaient tellement envenimées sur l’épineuse question des frontières, que le gouvernement d’Antoine Simon envisageait sérieusement l’éventualité d’une guerre avec sa voisine. Le gouvernement dominicain aurait apparemment profité du soulèvement des paysans du Nord pour les approvisionner en armes et soutenir leur chef, Cincinnatus Leconte.
Selon une autre hypothèse, Antoine Simon, qui avait bénéficié du soutien des Allemands pour renverser Nord Alexis, tombait cette fois victime des mêmes financiers allemands qu’il avait déçus par sa politique pro-syrienne. Ce seraient donc les Allemands qui auraient financé la révolution de Leconte, un germanophile sous le gouvernement duquel ils comptaient exercer une très forte influence politique et s’attendaient même à se voir remettre le contrôle des douanes haïtiennes. Après l’explosion du Palais et la mort tragique de Leconte, le peuple se lamenta longuement sur cette étrange fatalité qui semblait s’acharner sur le pays. La population chercha les conspirateurs partout, parmi les petits détaillants arabes sur lesquels le président avait recommencé à faire peser les règlements tatillons de la loi sur le commerce de détail, parmi les chefs cacos qui devenaient de plus en plus arrogants et difficiles à contenter, parmi les grands négociants français ou anglais, puisque Leconte, un germanophile avéré, favorisait les Allemands,et même parmi les Dominicains, du fait que les relations entre les deux pays tenaient à l’époque de la crise permanente.
Borno (1922-1930)
Louis Borno
Peu après sa réélection, Borno et sa femme partaient en visite officielle aux États-Unis. Le voyage se déroula du 6 juin au 5 juillet 1926. Accueilli le 15 juin à la Maison-Blanche par le président Calvin Coolidge, Borno était reçu dès le lendemain au Sénat et à la Chambre des représentants. Invité par les Chambres de commerce, il prononcera quelques allocutions devant des groupes d’industriels et de financiers américains qu’il voulait inciter à investir leurs capitaux en Haïti. Il ne récolta, hélas, aucun succès auprès de ces hommes d’affaires qui, tous, persistèrent à bouder Haïti dans la crainte qu’ils étaient d’un éventuel retour à l’anarchie politique dès que prendrait fin l’Occupation. Après cet échec, il fallait maintenant coûte que coûte au gouvernement de Borno un succès diplomatique.
Charles Dupuy
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