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L’Afrique fantôme du vaudou haïtien,par Claude Planson

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Beaucoup de bêtises et de contre-vérités ont été écrites à propos du vaudou et des religions similaires pratiquées par les descendants des esclaves africains dans l’hémisphère américain, tels le candomblé brésilien ou la santeria cubaine.
On pourrait se contenter d’en sourire (on a bien affirmé que les Francs-Maçons servaient Belzébuth sous la forme d’un bouc et que les Juifs sacrifiaient des petits enfants chrétiens !) si ces bêtises et ces contre-vérités n’avaient presque toujours précédé et, en quelque sorte, légitimé les persécutions les plus odieuses. En veut-on une preuve récente ? Le journal Le Monde, dans son numéro daté du 26 mars 2012 dernier, reproduisait sans commentaire la dépêche suivante de l’A.F.P. : La police argentine a mis fin aux activités d’une secte ésotérique afro-brésilienne, Umbanda (…) Cette secte se consacrait à l’adoration des diverses personnifications du diable et sacrifiait des ani­maux au cours de « cérémonies » expiatoires, avant de baptiser ses adeptes du sang recueilli ainsi. La police a arrêté le « prêtre suprême » de la secte, connu entre autres sous le nom de Pai dos Santos.
Notons, au passage, que ce texte incroyable a été diffusé par l’agence de presse officielle de notre pays et que Le Monde, d’habitude plus prompt à s’émouvoir, ne trouve pas un mot pour s’élever contre ce qu’il faut bien consi­dérer comme une persécution religieuse caractérisée. Tout se passe comme si, dès l’instant qu’il s’agit des religions du monde noir, tout soit permis. Et d’abord de leur refuser le caractère de religions pour les rejeter vers les ténèbres exté­rieures qui enveloppent la sorcellerie, la drogue et les prati­ques honteuses. On peut se demander pourquoi. Pour trou­ver la réponse, il faut remonter très loin en arrière, au XVIesiècle, au moment où commence, sur une grande échelle, ce qui fut appelé la traite des Noirs.
Le bois d’ébène



Du bétail ; moins encore : des végétaux, du bois noir, c’est ainsi qu’étaient considérés ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui furent arrachés à leur terre natale et embarqués sur les navires négriers.
Il s’agissait de remplacer la main-d’œuvre indienne détruite par la folle politique des repartimientos (travail forcé dans les mines et les plantations) et de faire du plus beau fleuron de la Couronne la plaque tournante de l’escla­vage dans les Amériques. On trouve encore de nos jours des personnes pour mettre en doute l’importance et la noci­vité profonde de la traite. Les recherches effectuées dans les archives maritimes et les bibliothèques permettent cependant d’affirmer sans contestation possible qu’il s’agit du plus grand génocide de l’histoire auquel rien ne saurait être comparé, tout au moins sur le plan quantitatif. Veut-on quelques chiffres ? De l’Angola — pour la seule période allant de 1486 à 1641, 1389000 esclaves furent embar­qués ; du Congo, en cinquante ans à peine (chiffres établis par le R. P. Rinchon) 1037000 hommes et femmes — dont plus de 200000 périrent en mer — connurent les abo­minables transports négriers où les prisonniers, enchaînés, étaient entassés comme des billes de bois.
Toute l’Europe participa au crime : Anglais, Français, Espagnols, Portugais, Hollandais et même Danois. Le seul port de Nantes, en 60 ans, arma 912 navires qui transpor­tèrent aux Antilles 274899 esclaves, tandis que, dans le même temps, son concurrent direct, Liverpool, fournissait 512 voiliers qui assurèrent la déportation de 196784 Noirs. Au total, il est vraisemblable que 20 mil­lions d’Africains au moins furent embarqués (si l’on en croit le R. P. Rinchon, en un siècle et demi — or la traite dura trois siècles — 15 millions de Noirs furent arrachés à l’Afrique dont 10 millions moururent en route ou en déportation). Compte tenu de tous ceux qui périrent au cours des combats avec les trafiquants ou pendant la longue marche vers la côte, il n’est pas exagéré de dire que l’Afrique subit une ponction de plus de 100 millions d’êtres humains. Le chiffre est de Mahtar M’Bow, directeur général de l’U.N.E.S.C.O. et il est confirmé par les cher­cheurs les plus sérieux.

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L’Afrique fut vidée de sa substance et si elle est aujour­d’hui si peu peuplée, il faut considérer l’esclavage comme le seul responsable. Pourquoi une telle ponction ? Pour­quoi dût-on recourir à la traite pendant si longtemps ? Les esclaves ne se reproduisaient donc pas ? Un certain Fénelon, qui fut gouverneur de la Martinique dans la seconde partie du XVIIIe siècle, se posait déjà ces ques­tions : Un de mes étonnements — écrit-il — a toujours été que la population de cette espèce n’ait pas produit, depuis que les colonies sont fondées, non pas de quoi se passer absolument des envois de la côte d’Afrique, mais au moins de quoi former un fond, dont la reproduction continuelle n’exposerait pas à être toujours à la merci de ces envois [1]. C’est que l’espérance de vie d’un esclave, à l’instant où il posait le pied sur la terre des douces isles, ne dépassait pas 7 années, tant il y était l’objet de mauvais traitements et de surexploitation. De là l’expression travailler comme un nègre qui, chaque fois qu’elle est prononcée, devrait évo­quer des fleuves de sueur et de sang. Visitant avec moi le château de Versailles, un Haïtien de mes amis, écrivain de talent trop tôt disparu, Joachim Roy, me disait : Regarde ces pierres, elles sont rouges du sang des nègres ! Et il est vrai que, sans les taxes provenant de l’esclavage qui emplissaient régulièrement la cassette royale, Louis XIV n’eut jamais trouvé le moyen de construire Versailles. Il faudrait qu’une plaque rappelant ce fait fut apposée à l’entrée du château pour l’édification des jeunes générations. Mais nous préférons garder bonne conscience…
Une christianisation forcée
bartolome-de-las-casas —
Bartolomé de Las Casas

On pourrait penser que les bénéficiaires de l’esclavage trou­vaient une justification, toute relative, dans le fait qu’ils voyaient dans les Africains, si différents d’eux-mêmes, des animaux d’une espèce particulièrement évoluée, quelque chose comme des grands singes exceptionnellement doués. Mais non, ils voyaient en eux des hommes. Et la preuve, c’est qu’ils voulurent, à toute force, faire d’eux des chré­tiens. Le Code Noir de Louis XIV (1685) déclare dans son article premier que Tous les esclaves qui seront dans nos isles seront baptisés et instruits dans la Religion Catholique, Apostolique et Romaine, tout en précisant plus loin que l’esclave qui aura volé de la nourriture devra être battu de verges et marqué à l’épaule d’une fleur de lys, celui qui aura frappé son Maître étant puni de mort. Préci­sons qu’en son temps le Code Noir fut considéré comme apportant au sort des Africains une amélioration non négli­geable. Ce qui est, à proprement parler, admirable, c’est que, malgré ces règles de fer (les esclaves, sous peine des verges, ne devaient ni se rassembler, ni posséder en propre quoi que ce soit), ils réussirent à conserver les traditions religieuses de leurs ancêtres et même à en faire la synthèse (sous un nom dahoméen, le vaudou est, en fait, la synthèse des divers cultes africains). Ils parvinrent même — en ce qui concerne Saint Domingue — à briser leurs chaînes et à vaincre les armées esclavagistes, créant la première répu­blique noire du Nouveau Monde issue de la seule révolte d’esclaves ayant jamais triomphé.
Le vaudou haïtien, un patrimoine à pérenniser - ET SI ON EN PARLAIT - ET SI  ON EN PARLAIT
Mais il faut retourner en arrière. Les esclaves étaient donc christianisés. Des images saintes leur étaient distribuées dont ils devaient orner leurs cases et ils étaient astreints à la prière publique, récitée chaque matin et chaque soir au rythme des terribles fouets cach’ dont la longue lanière poissée pouvait enlever un lambeau de chair à chaque coup. Qu’en retinrent-ils ? Que les Blancs, comme eux, connaissaient un Dieu unique qu’ils appelaient Jésus alors que les Dahoméens le nom­ment Nawu. Quelle importance? Chaque peuple donne au Dieu créateur le nom qui lui convient. En outre, les Blancs connaissaient des esprits intermédiaires, les saints. Dans les images qui les représentaient, les esclaves découvrirent des symboles qui leurs étaient familiers. Saint Jacques le Majeur et Hogou-l’Africain portaient tous deux un sabre et un manteau rouge : il s’agissait donc du même esprit sous des appellations différentes. Marie était sans doute le nom donné par les colons à Erzulie Fredda, esprit de l’amour et saint Patrick ne pouvait être autre chose que le frère jumeau de Damballah (d’ailleurs, on apercevait un serpent sous son pied), et ainsi de suite…

 Les Blancs eurent très vite le sentiment qu’on se moquait d’eux. Ils se trompaient : Les Noirs faisaient comme les Grecs souriant aux vaticinations de saint Paul, mais consentant volontiers à accueillir un dieu inconnu venant s’ajouter aux esprits protecteurs familiers.
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Face à l’intransigeance de leurs maîtres, les esclaves se conduisaient, en somme, avec une parfaite tolérance. Il fallut beaucoup d’excès, beaucoup de malheureux livrés aux chiens ou condamnés au supplice du blanchiment (procédé qui consistait à arracher, lambeau par lambeau, toute la peau noire d’un esclave) pour que les Noirs se laissent aller à la vengeance. Mais leurs luttes ne prirent jamais le caractère d’une guerre anti-chrétienne. Pas une église ne fut brûlée, pas un prêtre poursuivi pour avoir exercé son ministère. L’exercice du culte catholique ne souffrit aucune contrainte même lorsque les persécutions reprirent, par exemple pendant la ridicule campagne antisuperstitieuse des années 40 menée par des missionnaires bretons appuyés par une gendarmerie à leurs ordres [2].
Ce mélange de courage impavide et de tolérance spirituelle est demeuré la caractéristique dominante du peuple haïtien. Livré à la lâcheté et au sectarisme borné, ce peuple ne pouvait découvrir ces vertus que dans la religion de ses pères, le vaudou, dont Jean-Paul Sartre a pu dire qu’il était la justification et l’explication profonde d’Haïti.
On peut tout pardonner à ses ennemis, même le mal qu’on leur a fait ; mais comment tolérer d’eux des leçons de cou­rage et de générosité? Il fallait donc que le vaudou et les autres religions de ce genre fussent dénigrés et que, chaque fois que l’occasion se présentât, leurs fidèles fussent per­sécutés, on l’a bien vu encore ces jours derniers. Comme l’antisémitisme, l’esclavagisme est une hydre dont les têtes repoussent à mesure qu’on les coupe.
Le Bois Caïman
  


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Sans le vaudou, Haïti fut-elle devenue une nation libre? On peut en douter. Certes, les idées issues de la philoso­phie des Lumières avaient pénétré à Saint-Domingue, mais elles n’avaient guère touché, outre les colons évolués, que la classe intermédiaire des affranchis — mulâtres le plus souvent — qui envoyèrent à la Convention une délé­gation chargée de réclamer des droits politiques égaux à ceux des Blancs, sans pour autant remettre en cause l’escla­vage (il est vrai qu’à la veille de la Révolution les affran­chis possédaient en propre non seulement le tiers des terres, mais encore le quart des esclaves). Les masses popu­laires étaient bien loin des jeux pratiqués à Paris. Elles ne cherchaient pas des exemples chez les Blancs, mais plutôt chez ces nègres marrons qui, ayant réussi à s’échapper, avaient constitué des maquis et défendaient leur liberté, non pas avec de belles paroles, mais à coups de flèches et de sagaies. Cela dit, l’époque était favorable : les colons commençaient à perdre leur bonne conscience. Ils n’appli­quaient plus que mollement le Code Noir, fermaient les yeux. Quant aux Commandeurs (les contremaîtres ou, plu­tôt, les Kapos de l’époque), ils sentaient venir le vent et se préparaient à tourner leur veste.
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Profitant du relâchement de la discipline, les délégués des ateliers (l’histoire a retenu les noms de plusieurs d’entre eux) purent se réunir en secret dans un coin de brousse marécageuse : le Bois Caïman. Là, après avoir mis au point les détails du soulèvement, ils demandèrent leur appui aux esprits de la terre lointaine dont ils étaient venus. L’Afrique fantôme du vau­dou les enveloppa de sa chaleur et de sa force, tandis qu’un houngan (prêtre vaudou) nommé Bouckman dirigeait une cérémonie du Petro, c’est-à-dire vouée aux esprits qui com­mandent la guerre et le feu. Un orage éclata, un de ces terri­bles orages tropicaux accompagnés de trombes d’eau et de milliers d’éclairs. Sous la pluie battante, éclairée par la foudre qui tombait de tous côtés, une femme, une mambo (prêtresse vaudou) dont le nom ne nous est malheureuse­ment pas parvenu, sacrifia un énorme cochon noir.
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Au petit jour, au grondement des tambours sacrés, au mu­gissement des lambis (conques marines), l’île, tout entière, s’embrasait. Avec des hauts et des bas, des moments de victoires et des moments où l’on crut tout perdu, la guerre de libération se poursuivit pendant douze années. Une guerre, toutes proportions gardées, comparable à celle du Vietnam puisque aux révoltés fut opposée la meilleure armée du monde de l’époque — celle qui s’était illustrée en Italie et en Égypte — sous le commandement du général Leclerc le propre beau-frère de Napoléon, alors Premier Consul.
Cette armée, d’abord triomphante, se désagrégea peu à peu sous les harcèlements, les attaques surprises, les maladies tropicales (Leclerc mourut de la fièvre jaune) et même les batailles rangées, telle celle de Vertières où 27000 insur­gés se heurtèrent aux troupes de Rochambeau. Epuisée, démoralisée, perdue dans un pays hostile où l’adversaire se déplaçait — déjà ! — comme un poisson dans l’eau, l’armée française finit par capituler (avec les honneurs de la guerre, il est vrai) et rembarquer, tandis que Jean-Jacques Dessa­lines, Dessalines-le-Grand, proclamait, le premier janvier 1804, l’indépendance de l’île à qui était rendu son nom indien de Haïti, la haute terre. Les esprits du vaudou avaient vaincu.
 
La tentation de l’ethnocide
 

Réunion des Musées Nationaux-Grand Palais -

De même qu’on ne saurait imaginer une nation juive sans le Judaïsme, une nation arabe sans l’Islam, étant l’une et l’autre filles des religions qui les ont façonnées et créées, la nation haïtienne trouve son explication et sa justification dans le vaudou sans lequel, rien ne la rattachant à la terre d’Afrique, elle ne serait plus qu’un conglomérat sans âme. Et cependant, à peine avaient-ils libéré leur terre et inventé leur patrie, les vaudouisants étaient en butte à toutes sortes de vexations, de restrictions à leurs libertés et même de per­sécutions. Il serait trop long de décrire ici la lutte de classes qui se développa dès l’indépendance entre, d’une part, une bourgeoisie mulâtre qui se considérait comme l’héritière légitime des colons français et voulait, à ce titre, monopoliser le pouvoir politique et économique, et, d’autre part, les masses populaires toujours fidèles à l’Afri­que fantôme mais qui ne possédaient rien. Pour avoir voulu partager les terres d’une manière équitable, Dessa­lines fut assassiné à la sortie de Port-au-Prince, au lieu dit le Pont Rouge où l’on peut encore voir de nos jours une stèle qui renferme son cœur.
Après lui, sauf pour de courtes périodes (règnes de Christophe, de Soulouque, etc…) et jusqu’à une époque relativement récente, le pou­voir fut presque toujours entre les mains d’adversaires plus ou moins déclarés du vaudou. Très vite, le catholicisme devint religion d’État et le français langue nationale (alors qu’il n’est compris que par une faible partie de la population). Face à l’Afrique fantôme, on a voulut dresser une Europe fantôme au nom de laquelle on interdit aux paysans de se montrer pieds nus, on glorifia la peau claire, on présenta Port-au-Prince comme un petit Paris, on traita la religion des ancêtres comme une simple sorcellerie.
Ainsi une minuscule minorité imposa-t-elle ses lois, se faisant complice des pires ennemis du Monde Noir. On le vit bien pendant la seconde tentative de domination étran­gère, celle des Américains qui, de 1915 à 1934, occupèrent l’île, décidés à en faire un simple satellite des U.S.A. Le prétexte ne fut pas difficile à trouver : il fallait rétablir l’ordre. En fait, il s’agissait, d’une part, de s’assurer une excellente position stratégique dans l’arc Caraïbe et, d’au­tre part, de détruire une base révolutionnaire susceptible de contaminer les Noirs américains. L’amiral comman­dant la flotte de débarquement le dit d’ailleurs explici­tement : il fallait détruire les pratiques superstitieuses du peuple haïtien qui constituaient un mauvais exemple.
Et le Marine Corps, recruté essentiellement parmi les petits Blancs des Etats du Sud (ils savaient comment mater les Noirs), n’y alla pas de main morte, tandis que l’archevêque de Port-au-Prince (hélas ! français) bénissait les envahis­seurs et enjoignait aux fidèles de faciliter leur tâche. Nous possédons un excellent témoignage sur cette époque, celui d’un sergent de Marine au cœur simple qui raconte tout uniment les événements auxquels il a été mêlé. Et alors que les documents officiels donnent de l’occupation américaine une image résolument falsifiée, Faustin Wirkus [3] montre — sans doute possible — qu’il s’agissait bien d’une nouvelle croisade contre les infidèles, d’un règlement de comptes avec le vaudou qu’il fallait écraser, comme un nid de guêpes, dit-il.
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On abattit donc à vue les vaudouisants, tandis que la bour­geoisie mulâtre collaborait allègrement avec l’occupant, faisait des affaires. Cependant des milices paysannes — les Cacos — créaient des maquis, lançaient des raids, dressaient des embuscades. Leur chef, Charlemagne Péral­te, tomba dans le piège qui lui fut tendu par un traître et son corps fut exposé, crucifié, sur la porte de la cathédrale de Hinche. On n’a pas souvenance qu’une seule protestation ait été élevée par la hiérarchie catholique qui perdit ainsi une belle occasion de se rapprocher du peuple. Mais le propre frère du martyr prit sa place à la tête des insurgés, tandis que, pour la première fois, un groupe d’intellectuels affirmait publiquement sa solidarité avec les masses et glo­rifiait la culture africaine. Ainsi fut fondée l’école des Griots où des hommes comme Jean Price Mars, Lorimer Denis, le docteur François Duvalier et Léonce Viaud n’hésitèrent pas à prendre la défense du vaudou et à polé­miquer avec le clergé.
 

Roosevelt avait pris le pouvoir aux Etats-Unis et il se vou­lait le champion de la décolonisation. Les troupes améri­caines, mal aimées, en butte à la franche hostilité dès qu’elles quittaient l’abri des villes, se résolurent à rembar­quer. Mais elles avaient laissé des hommes en place et les persécutions ne cessèrent pas pour autant. Profitant de la présence au pouvoir d’un homme à sa dévotion, le clergé catholique prit la relève, lançant à grand fracas une campa­gne antisuperstitieuse qui fut appelée aussi des rejetés (1941-1946) au cours de laquelle des temples furent brûlés, des arbres sacrés abattus, les plus beaux objets du culte livrés aux flammes. Une fois encore le peuple se fâcha et les persécuteurs crièrent à la persécution.
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Le gouverne­ment du Président Lescot dût céder et renvoyer à leurs études les nouveaux inquisiteurs. Grâce au Dieu du Monde Noir, la situation est plus sereine aujourd’hui, mais il suffit de considérer l’activité débordante des sectes protestantes d’origine américaine et les provocations constantes aux­quelles elles se livrent à l’égard des vaudouisants pour réa­liser qu’elles aussi brûlent du désir de continuer l’ethno­cide. Le gouvernement haïtien fera bien d’y prendre garde s’il veut éviter de graves désordres. Car il faut se faire une raison : le peuple haïtien — l’histoire l’a prouvé — ne renon­cera jamais au vaudou. Il veut bien, si on l’y contraint, se déclarer aussi catholique, ou protestant, ou — pourquoi pas ? — musulman, mais à la condition d’être d’abord fidèle aux esprits de l’Afrique, de continuer à les servir. D’où l’horrible mélange dont s’alarmèrent si souvent les auto­rités chrétiennes, oubliant qu’elles en étaient les principales responsables.
 
L’exemple haïtien

 
Il est fâcheux que les Occidentaux aient oublié leurs mésa­ventures en Haïti. Une meilleure mémoire leur eût évité bien des déboires. Le drame des pieds noirs d’Algérie reproduit, presque trait pour trait, celui des colons de Saint-Domingue et la guerre du Vietnam, à la couleur près, semble le décalque de la guerre de libération haïtienne. En vérité cette petite île, ou plutôt cette moitié de petite île (moins de 28000 km2, un peu plus de 5 millions d’habi­tants) pourrait être considérée comme le microcosme du tiers monde, chaque mouvement qui l’agite se répercutant et s’amplifiant tôt ou tard.
Tout se passe comme si Haïti était le laboratoire où sont étudiées les techniques qui seront appliquées ultérieurement ailleurs sur une grande échelle. Les peuples pauvres ont tous subi la tentation de l’Occident, le peuple haïtien comme les autres. Et, comme d’autres, il aurait pu bénéficier d’aides de toutes sortes, trouver des débouchés pour sa main-d’œuvre, accéder à un produit national brut élevé. Il lui eut suffi de céder. Haïti serait aujourd’hui un département d’Outre-Mer comme la Martinique ou un Etat associé comme Porto Rico. Pour remplacer le vaudou, il y aurait la messe télévisée, et, l’acculturation aurait pris le relais de l’Afrique fantôme.
 
Une fois encore, Haïti aura été en avance sur les autres en plaçant plus haut que tout le maintien de son identité. Après avoir voulu se fondre dans le cosmopolitisme cha­cun de nous s’aperçoit aujourd’hui qu’on ne peut vivre sans racines. Et ce n’est pas un hasard si le plus grand succès de télévision et de librairie jamais atteint aux Etats-Unis s’intitule Roots (et, ne vous y trompez pas, les Blancs y ont été aussi sensibles que les Noirs !). Ce n’est pas un hasard, n’en déplaise aux derniers jacobins, si, les minorités, l’une après l’autre, se réveillent, réclamant un statut particulier leur permettant d’exprimer leur caractère spéci­fique. Et pas davantage un hasard si des hommes, de plus en plus nombreux, cherchent la possibilité de se relier, même s’ils ne se reconnaissent plus dans les religions qui leur furent enseignées. Le vaudou révolutionnaire, le vaudou libérateur, le vaudou religion, reliant les masses à leur passé et à leur avenir pourrait apporter une réponse aux questions que nous nous posons.
Des Haïtiens veulent pratiquer le vodou à l'étranger. C'est parfois un  calvaire. – AyiboPost
Il a permis à des hommes et des femmes de surmonter l’esclavage et nous sommes, à notre tour, victimes d’un esclavage qui, pour être moins sanglant n’en est pas moins réel: celui d’un monde de robots. Il leur a permis de se libérer du colonialisme et nous sommes livrés, pieds et poings liés, aux idéo­logies étrangères, aux multinationales, aux pressions cultu­relles et économiques de toutes sortes. Il leur a permis d’être eux-mêmes et nous ne savons même plus ce que nous sommes, d’où nous venons et où nous allons. Il leur a permis malgré leur misère, d’être gais, toujours prêts à rire et à se divertir, et nous avons perdu jusqu’au sens de la fête. Il leur a permis, enfin, d’être un peuple honorable, car il n’y a en Haïti ni enfants martyrs, ni vieillards aban­donnés, à peine quelques petits voleurs et pas du tout de criminels crapuleux. Quel est donc le secret du vaudou?
Quelles forces recèle-t-il ? Avons-nous connu un phéno­mène semblable dans notre Occident? C’est à toutes ces questions — qui nous amèneront à étudier de manière approfondie la cosmogonie vaudou — que nous tenterons de répondre dans la suite de cette étude.

[1] Cité par Jean Mazel dans son livre Présence du Monde Noir (Robert Laffont).
[2] Voir le témoignage de l’ethnologue français Alfred Métraux qui se trouvait en Haïti au moment des dernières persécutions (A. Métraux: Le vaudou haïtien, Gallimard).
[3] Faustin Wirkus: Le roi blanc de la Gonave — Le culte vaudou en Haïti 1915-1929 (Payot).

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